29 août 2007. Il y a une semaine, le coordonnateur du département de français, au cégep de Québec où je suis allée avant mon bac en lettres, m’a appelée. Un cours s’était libéré et il n’y avait personne pour le donner. « Sauve-nous!, qu’il m’a dit. Tu suis des étudiants au centre d’aide en français, je sais que t’es capable. »
Je ne pouvais pas lui répondre : « Non, je refuse de venir à votre secours pis je sais que je ne suis pas capable. Retournez en entrevue, moi je me terre chez nous avec ma maîtrise. » Ou peut-être que je pouvais. En tout cas. J’en suis là.
Aujourd’hui, à 13 h, je donne mon premier cours. Je n’ai pas 22 ans, je n'ai pas de formation en pédagogie non plus et je suis terrifiée. Pas « Ouh! Une grosse araignée » terrifiée, là. « Une petite fille étrange avec les cheveux dans la face est sortie de la télé et s'approche de moi » terrifiée.
4 h 30 : J’ai passé la nuit chez mes parents. Je regarde le cadran. Je me dis que ça ne serait pas raisonnable de me lever aussi tôt. Je referme les yeux. Tiens, mon cœur bat tellement fort que mes tempes font boum et que le noir sous mes paupières change un peu de couleur.
5 h : Peut-être que je pourrais me réveiller juste demain matin. Ou peut-être que je ne me suis pas réveillée depuis une semaine. Peut-être que je suis dans ma chambre, chez moi, pis que je suis en train de me régénérer puissance 10 pour écrire deux chapitres de mémoire en trois jours et demi.
5 h 30 : C'est long, une heure de déni.
6 h : Je pense qu’on peut appliquer les mêmes règles qu’à Noël. C’est un moment acceptable pour se précipiter dans le salon.
6 h 01 : Il n’y a pas de sapin dans le salon. Juste mon sac à dos. À l’intérieur, dans un cartable neuf, deux copies de ma liste de classe, deux copies de mon plan de cours (au cas où, t’sais) et la planification de ma première leçon. Elle fait 7 pages à simple interligne : j’ai écrit un texte avec des phrases complètes, des paragraphes, des marqueurs de relation et des blagues pas spontanées.
6 h 03 : Je vois l’enveloppe sur la table à café. Mes parents m’ont écrit une belle carte où ils me disent qu’ils sont fiers de moi et que mes futurs étudiants ne connaissent pas encore leur chance.
Je fonds en larmes.
8 h : J’enfile mon kit choisi depuis trois jours pour le moment où 31 x 2 yeux vont se poser sur moi.
9 h 13 : Ma tête est un carrousel à diapos. Clic. Mes étudiants qui me disent qu’ils ne comprennent rien, tous en même temps et l’air fâché. Clic. Eux qui refusent de continuer à suivre mon cours. Clic. Eux qui se présentent en groupe au bureau de la direction pour porter plainte. Clic. Eux qui font signer une pétition dans la café pour que je ne sois plus jamais réengagée. Clac. Moi dans la pénombre de l’appartement glauque où je passe le reste de ma vie, courbée sous le poids de la honte.
9 h 17 : Je demande à ma mère de me donner un câlin et je mouille l’épaule de son chandail.
11 h : J’arrive à mon bureau (mon bureau?!?) au cégep. Dans le corridor, je croise plein de mes anciens profs.
« Aurélie! Tu t'en viens prendre notre relève au combat? »
« Aurélie! Bienvenue du côté obscur de la Force! T'es un peu blême, je trouve. »
« Fais-toi en pas, Aurélie. Une fois que tu sais que les étudiants, c'est comme une bande de requins, pis qu'ils sautent sur toi si tu montres une faiblesse, tu deal super bien. »
14 h 30 : Je ressors de mon local. Je n'ai aucune idée de ce qui s'est passé. Je suis trempée, j'ai beaucoup de volume dans les cheveux, extrêmement soif et mal à la gorge. Je dois avoir parlé fort et vite, et fait un workout.
Je ne sais pas si j'ai eu du plaisir. Peut-être un peu?
Les Conservateurs viennent de passer majoritaires à Ottawa. Moi, je termine ma quatrième année d'enseignement. Dans un mois, je quitte Québec pour la métropole et le doctorat.
Quatre ans. Quatre ans que je me pose des questions comme : « Est-ce que je passe assez de temps sur l'accord du participe passé des verbes pronominaux? » « OMG, [Personne X] fait un atelier sur les procédés comiques de Molière. Est-ce que je destine toute une génération à l'échec si je ne fais pas ça, moi aussi? » « Est-ce que mon document sur l'analyse littéraire est complet? Peut-être que j'aurais dû rajouter l'antonomase dans la liste des figures de style, comme je pensais au début.» « Est-ce que je devrais écrire un quatrième modèle de dissertation pour être sûre qu'ils savent ce que je veux? »
Avant mon cours, un étudiant entre dans la classe avec un gros morceau de carton bleu. Il me le tend : « De notre part. »
Je mets quelques secondes à réaliser que c'est une carte. Une carte d'au revoir, pleine de messages, pleine d'amour, pleine de mercis. Une carte avec, sur le dessus, une citation tirée de la dernière œuvre que j'ai enseignée : Bob, de René-Daniel Dubois.
« On savait tellement que vous pleureriez, madame », me disent ceux qui m'ont, sans le savoir, tant appris.
Vous, comment vous êtes-vous senties au début de votre carrière? Qu'est-ce qui vous a le plus aidées à affronter vos peurs?