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Native Girl Syndrome : ces femmes autochtones qui vivent dans un tas de poubelles
Crédit: Marc J. Chalifoux

Dans la petite salle du deuxième étage de l’Espace Libre, contenant une quarantaine de personnes, nous sommes réunis, voire « enfermés », nous des blancs canadiens de bonne famille – ou à peu près – dans un univers qui nous sera imposé. Parce que la situation des femmes autochtones itinérantes au Canada, nous n’avons pas envie de la regarder en face. Nous en croisons quelques-unes du regard de temps en temps, au fond d’une ruelle ou entre deux commerces de la rue Ste-Catherine. Mais soutenir leur regard est insoutenable.
 
On peut réaliser un documentaire pour dénoncer une réalité, en faisant parler des spécialistes et en montrant des images, mais rien n’égale le véhicule du corps dansant pour transmettre une profonde vérité, car, au-delà des mots, vit une détresse sans nom. Ce qui est fascinant avec Native Girl Syndrome, chorégraphié par la danseuse autochtone Lara Kramer, c’est que les personnages sont dépossédés de leur corps, ils ne l'habitent plus. Le contraste entre l’art du mouvement et la dépossession du corps se fait très révélateur.
 
En tant que spectateur, on n’ira pas essayer de déchiffrer de quoi Lara Kramer veut nous parler, le message est très clair et accessible, inscrit dans une mise en scène et un décor de fin du monde, de fond de poubelles. Les bâches d’abris de fortune, le landau du bébé disparu, les bouteilles de dissolvant, les vêtements troués et les canettes de bière, tout est étudié. À un moment, l’une des danseuses du duo, Karina Iraola, bouge et s’entremêle dans une bâche translucide, comme un être captif d’une membrane, comme si à la fois prisonnière de sa situation, la seule solution serait la renaissance (ou la mort). Dans cette misère, pourquoi ou pour qui vivons-nous, si nous sommes classés comme un déchet à l’avance?
 
La deuxième danseuse du duo, Angie Cheng, incarne une femme qui ne semble plus jamais avoir un instant de lucidité. Entre la prostitution, la perte de son enfant, la toxicomanie, l’alcoolisme, on sent qu’elle frôle la mort à chaque instant, mais que son âme est déjà partie. À un moment, elle déambule si près des spectateurs – elle nous a échappé sa canette de bière sur les genoux – créant un malaise palpable avec l’audience, jusqu’à ce qu’elle nous tombe littéralement en pleine face avec tout le poids de son corps. Le mouvement est brut, vrai, lourd, sans nuance. Blessant. La danseuse s’est-elle blessée? Elle se relèvera  pourtant plus tard, comme après une grosse brosse, pour continuer sa vie de ruelle.
 
Le spectacle se termine par un noir et l’on ignore si c’est terminé et les applaudissements n’arrivent pas… Car on ne sait pas si on doit applaudir à la fin d’un spectacle comme celui-là. On est à la fois soulagés, parce c’est trop difficile à voir, mais aussi parce que la réalité de la rue détonne avec la réalité du spectacle, depuis une heure que nous sommes dans un lieu où il ne semble plus y avoir de règles, encore moins les règles de bienséance.
 
Je me souviens quand j’étais étudiante aux Beaux-Arts, j’avais suivi un cours obligatoire d’un an où nous étudiions la place de l’art dans la société et comment on peut s’en servir pour faire du beau, décorer, ou pour dénoncer, choquer. Après ce cours, j’ai réalisé que personnellement, j’apprécie quand une œuvre me transperce, me transforme, produit un accord intérieur, d’émotions et d’idées, que je n’avais pas expérimentées avant. Me fait évoluer en tant qu’humaine, me connaître davantage.
 
Native Girl Syndrome est une pièce unique, probablement la plus trash que j’ai vue de ma sacrée sainte vie. Je m’en rappellerai dans dix ans et surtout, je ne regarderai plus jamais les femmes autochtones itinérantes avec le même détachement.
 
La pièce tourne depuis 2013 au Canada et ailleurs dans le monde.
Surveillez le site web de Lara Kramer pour voir les dates de représentation.

 

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