Le jeudi 16 juin dernier, j'étais dans la foule amassée sur Sainte-Catherine afin de rendre hommage aux victimes de la tuerie d'Orlando.
Y'avait du pollen dans l'air. Le soleil était bas. On aurait dit qu'il neigeait. J'attendais un ami, un renfort, les fesses sur la chaîne de trottoir. Je regardais les gens se mouvoir vers le rassemblement. Une énorme foule, des drapeaux, des vélos, des sourires. Des policiers, aussi. Beaucoup de policiers. Moi je gardais mes mains sur mon téléphone, sur mes genoux, pour les empêcher de trembler. C'est seulement une fois mon renfort arrivé que j'ai réussi à me lever.
J'étais fébrile et muette. Une foule de milliers de personnes rassemblées par l'amour et le devoir de briser l'invisibilité. Des milliers de personnes amassées pour dénoncer les violences quotidiennes qui persistent envers la communauté LGBTQ.
J'ai tremblé quand j'ai entendu les excellentes oratrices du collectif Arc-en-ciel d'Afrique mettre des mots sur l'invisibilité et la vulnérabilité des personnes LGBTQ de couleur. J'ai applaudi plus fort quand Esteban Torres, militant du P!nk Bloc, a dénoncé que la majeure partie des victimes étaient LatinX, une communauté vulnérable aux États-Unis, avant d'offrir à la foule un discours en espagnol. Ce sont les moments qui rendaient selon moi véritablement justice à l'identité des victimes, ainsi qu'à la complexité des oppressions qu'il fallait dénoncer.
Mais la colère a commencé à monter en moi quand Jasmin Roy, après avoir remercié Denis Coderre et Philippe Couillard de leur présence, a fait taire les huées sous prétexte « qu'on n’était pas là pour faire de la politique ».
Était-il au même rassemblement que moi?
On parle ici d'un événement que les communautés LGBTQ de couleur ont dû défendre comme un acte homophobe, transphobe et raciste. Un acte qui aurait facilement été vidé de son sens, si ce n'était du travail et de la lutte acharnés des communautés dont l'identité est toujours en péril. Un acte que ceux qui mettent tant d'énergie à vouloir étouffer la visibilité gaie, lesbienne, bi, trans, et queer, auraient préféré garder dans le statut quo de la violence humaine générique. Ou même, encore une fois, dans la notion rassurante que c'était encore la faute d'un musulman.
L'horreur est arrivée quand Denis Coderre a pris la parole, accueillant les applaudissements de la foule à la manière d'un gala Juste pour rire. Une entrée tonitruante qui contrastait vraiment avec les discours sobres et teintés d'émotion des précédents orateurs. Ironique, quand même, considérant qu'il s'agissait de la première personne non-LGBTQ à prendre la parole.
« On se croirait à un match de baseball » a soufflé mon ami.
J'ai senti mon sang bouillir chaque fois qu'un politicien a fait référence à ses lignes de parti, à ses projets de loi, à sa grande ouverture d'esprit. J'ai eu mal au ventre chaque fois qu'un appel à la nation était fait, ventant la chaleur et le « savoir-vivre » de Montréal, du Québec, du Canada, un lieu où l'homophobie, la transphobie, le racisme et le sexisme ne sont pas tolérés, voire n'existent pas. C'était à se demander s'ils étaient au courant du climat hostile au sein duquel les communautés LGBTQ doivent encore naviguer, les personnes de couleur, les femmes, ou toutes ces identités à la fois, dans notre beau pays qu’est le Canada. C'était à se demander, surtout, s'ils avaient vraiment la moindre idée de quoi ils parlaient, ces politiciens…
L'ironie, le malaise, la rage, la violence. J'ai littéralement senti que les seules personnes autorisées à en faire un événement politique étaient ces figures qui étaient étrangères à la discrimination quotidienne. Discrimination parfois encouragée par leur gouvernement. Des figures en campagne de sympathie avec les membres les plus privilégiés de la communauté LGBTQ. Des figures souriantes qui m'assuraient que la discussion était inutile, qu'ils comprenaient probablement mieux que nous la violence qu'il fallait dénoncer. Des figures qui m'assuraient qu'ils allaient faire tout en leur pouvoir pour « préserver notre mode de vie », en parlant de la société québécoise.
Justement. Non. Il faut que ça change. Il faut en parler.
Je suis partie avant que le Premier Ministre ne prenne le micro. J'étais vidée, tremblante. C'était déjà trop de violence pour moi. La récupération politique, les discours grotesques, la présence policière, les calls nationalistes déplacés, la banalisation de la violence quotidienne, la glorification du système politique actuel comme un système juste et égalitaire… Je me demande si nos politiciens comprennent que l'austérité sélective qu'ils font sévir sur les communautés les plus fragiles de la société atteignent directement la mémoire de ceux qu'ils venaient célébrer jeudi dernier?
Parce que s'ils ne le savent pas, ils ne connaissent pas grand-chose à la politique. Et s'ils le savent…
Quand j'ai su qu'Esteban Torres s'était fait tasser, brutaliser, étrangler par la sécurité du premier ministre pour lui avoir lancé une boulette de papier, j'étais étonnée de savoir que c'était tout ce qui s'était produit après mon départ. Ça me semblait bien peu de violence en comparaison à toutes les agressions qui se sont produites au courant de la soirée. Et l'ironie, encore, qu'un militant trans et LatinX se soit fait brutaliser dans un événement qui commémore la boucherie dont sa communauté a été victime…
Je suis ressortie de cette soirée avec le sentiment d'avoir hurlé au creux d'une oreille sourde. De tels événements, aussi tragiques, aussi ciblés, nous mettent dans l'obligation de discuter, de se remettre en question, de dénoncer le mal qui se produit en silence. Il est de notre devoir de parler des violences quotidiennes, les plus banales, qui contribuent indiscutablement aux violences à plus grande échelle qui meurtrissent les communautés LGBTQ. Il est de notre devoir, aussi, de parler de l'islamophobie rampante dont le Québec est champion, et qui contribue aussi à ces violences, à cette marginalisation. Ce sont de ces petites violences dont il faut justement se méfier. Même à Montréal, même au Québec, même au Canada.
Parce qu'un mensonge ne devient pas plus vrai à force de le répéter.