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«Ce que j’ai ressenti, c’est une discrimination envers les femmes en sciences de façon générale» [ENTREVUE]
Crédit: Pexels

Parce qu’il est toujours intéressant de discuter de la place des femmes dans notre société, nous avons décidé de nous entretenir avec Maude Cloutier, chercheuse et doctorante à l’INRS (Institut National de la Recherche Scientifique), qui a accepté de répondre à nos questions. Elle nous parle donc de ce qui l’a attirée vers le domaine de la recherche scientifique alors qu’il est encore aujourd’hui majoritairement masculin; elle aborde d’ailleurs la question du plafond de verre, de la conciliation travail-famille, de la discrimination… et nous donne aussi des indices pour attirer plus de femmes dans les sciences. Une discussion importante qui fait réfléchir!

Crédit: Maude Cloutier

Quelle est ta spécialisation?

Je travaille indirectement sur une bactérie nommée Campylobacter jejuni qui est à l’origine de la majorité des cas de diarrhée d’origine bactérienne. Cette bactérie produit des molécules appelées antigènes qui sont reconnues par notre système immunitaire et contre lesquelles, après être infectés, nous créons des anticorps spécifiques nous conférant une protection contre cette bactérie. Mon travail consiste donc à fabriquer des mimes de ces molécules en vue d’en faire des vaccins synthétiques pour prévenir les infections à Campylobacter jejuni.

 

Y a-t-il beaucoup de femmes à l’Institut National de la Recherche Scientifique?

À l’INRS, qui inclut quatre centres avec différentes spécialisations (Centres Eau Terre Environnement, Énergie Matériaux Télécommunications, Armand-Frappier Santé Biotechnologie, Urbanisation Culture Société), il y globalement a un peu moins de femmes que d’hommes aux études graduées (47% contre 53%). Au Centre Armand-Frappier Santé Biotechnologie où j’étudie, je ne serais pas surprise que les statistiques soient similaires, bien que je n’aie pas les chiffres exacts. La parité n’est toutefois pas atteinte au niveau des postes professoraux, qui sont dominés par les hommes. C’est pareil pour mon domaine d’études, qui est la chimie, où les femmes sont définitivement sous-représentées, autant à l’INRS que dans les autres universités.

 

Pourquoi si peu de femmes choisissent de faire carrière en sciences? Est-ce une question d’intérêt ou de mœurs?

Je crois que c’est à la fois une question d’intérêts et de mœurs, mais que souvent nos intérêts sont un produit de ce à quoi nous sommes confrontés dans notre environnement. La continuelle exposition aux stéréotypes culturels qui tendent à peindre les scientifiques comme des hommes combinée au manque évident de modèles féminins en sciences et technologies ont sans aucun doute comme effet de réduire le nombre de femmes faisant carrière en sciences.

 

Qu’est-ce qui t’a poussée à choisir ta carrière?

J’ai commencé à m’intéresser à la chimie de façon un peu accidentelle. J’ai toujours eu un intérêt particulier envers les sciences forensiques, notamment grâce à la série télévisée Bones dans laquelle la protagoniste principale est une femme. Cet intérêt m’a poussée à intégrer le programme de baccalauréat en chimie – profil criminalistique à l’Université du Québec à Trois-Rivières, le seul baccalauréat combinant sciences pures et sciences forensiques au Québec.

C’est pendant ces études que je me suis développé une passion pour la chimie organique surpassant celle pour les sciences forensiques. Par l’immensité des choses qu’elle permet d’accomplir, par son rôle crucial dans la recherche de nouveaux médicaments et par son impact positif sur la santé publique, la chimie m’émerveille continuellement. C’est donc cet émerveillement qui m’a menée à poursuivre des études doctorales en chimie à l’INRS.

 

Penses-tu qu’il y a un plafond de verre dans le domaine de la recherche scientifique?

Malheureusement oui. Premièrement, il existe un biais envers les femmes en sciences quasi-omniprésent, qu’on ne retrouve pas seulement chez les hommes—inconsciemment, beaucoup de femmes démontrent ces mêmes biais. À compétences scientifiques égales, plusieurs études ont par exemple démontré que les hommes étaient généralement considérés supérieurs aux femmes.

Ensuite, pour gravir les échelons, un puissant leadership est normalement attendu de la part des scientifiques. Bien que les définitions aient nettement évolué au cours des dernières années, il n’en reste pas moins qu’il existe toujours un biais en matière de leadership dû à la tendance androcentrique et hétéronormative de la société actuelle. Alors que le leadership est généralement associé à des caractéristiques masculines telles que l’agressivité et la compétitivité, celles-ci sont généralement mal vues chez les femmes, empêchant ainsi leur progression professionnelle.

Finalement, le mur maternel alimenté par la société actuelle a sans l’ombre d’un doute un impact négatif sur le nombre de femmes occupant les niveaux supérieurs de la recherche scientifique. Ce phénomène est d’ailleurs observable dans la situation pandémique actuelle : une nette diminution du nombre d’articles scientifiques soumis par les femmes a été observée depuis le début du confinement, phénomène ayant été attribué aux charges familiales souvent inégales dans les couples hétérosexuels. Or, comme la publication d’articles scientifiques est cruciale pour gravir les échelons en recherche scientifique, il est évident qu’une telle situation constitue une importante barrière professionnelle.

 

Dans ton parcours universitaire, as-tu déjà ressenti de la discrimination par rapport à ton genre?

Je suis très privilégiée de pouvoir dire que je n’en ai pas réellement ressenti, du moins pas directement. Ce que j’ai ressenti, par contre, c’est une discrimination envers les femmes en sciences de façon générale. Par exemple, j’ai souvent entendu des collègues référer à des auteur-e-s d’articles scientifiques en employant automatiquement le genre masculin, même si l’investigatrice principale est une femme. Dans les congrès auxquels j’ai participé, il n’était également pas rare que les femmes donnant des conférences voient leurs résultats et observations être remis en question par les gens dans l’audience, ce qu’on ne voit pas lorsque les conférenciers sont des hommes. Ce sont pourtant des expertes dans leur domaine! C’est effectivement important d’avoir un esprit critique, mais celui-ci se doit d’être constructif et ne doit pas être utilisé à outrance comme c’était le cas dans ces situations. J’ai d’ailleurs souvent l’impression que mes propos scientifiques sont mis en doutes comparativement à ceux de mes collègues masculins.

Dans un autre ordre d’idées, il existe aujourd’hui des systèmes mis en place pour favoriser l’avancement des femmes en sciences, par exemple dans les critères de sélection de bourses d’études, sans pour autant enrayer la progression des hommes. Je suis d’avis que de tels systèmes sont primordiaux pour ultimement atteindre une impartialité dans les processus d’évaluation. Par contre, j’ai déjà entendu quelqu’un dire que la réussite d’une femme est justement un résultat de son genre : que si elle n’avait pas été une femme, elle n’aurait pas réussi de la sorte… ce qui est tout à fait aberrant!

Ces situations peuvent paraître anecdotiques, mais je perçois le tout comme des micro-agressions qui ne font qu’exacerber la disparité des genres en sciences. Comme je l’ai mentionné, je n’ai pas subi directement ces micro-agressions, mais j’en ai été témoin et elles ont définitivement contribué à mon désir de passer au-delà de ces barrières et poursuivre mes études graduées.

 

Selon toi, que pourrait-on faire pour que plus de femmes deviennent chercheuses?

Tellement de choses! Présenter des parcours inspirants de femmes en sciences aux jeunes étudiantes et leur montrer en quoi les sciences contribuent à l’avancement de la société pourrait évidemment stimuler leur intérêt pour ce domaine. Mettre en place des mesures facilitant la conciliation famille-travail, par exemple avec des services de garde ponctuels ou avec des bourses d’études ciblant les femmes avec des enfants à charge, pourrait favoriser la poursuite de leurs études en sciences. Il serait également primordial de modifier la façon dont les postes professoraux sont affichés et attribués afin de pallier à la faible proportion de femmes occupant ces postes dans les universités québécoises. Finalement, je crois qu’il faudrait envisager d’organiser des séances de réseautage dédiées aux femmes et des séances de mentorat pour celles-ci, parler plus ouvertement du plafond de verre, instaurer des formations obligatoires faisant état des biais inconscients que nous pouvons avoir, faire appel à des experts en termes de diversité et inclusion et sonder l’ensemble de la communauté scientifique sur les expériences de micro-agressions.

Combinées, ces actions permettraient de sensibiliser la communauté aux enjeux de parité dans le domaine de la recherche scientifique. Évidemment, beaucoup d’efforts sont déjà fournis à l’heure actuelle afin de satisfaire la majorité de ces points, mais il est primordial de redoubler les efforts si l’on veut un jour atteindre une réelle équité entre les femmes et les hommes en sciences.

 

 

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