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Devenir grosse
Crédit: AllGo/ Unsplash
Je suis grosse dans mon corps.

Le secret le moins bien caché du monde.

Je ne le verbalise pas, je n’en parle pas.

Si je ne le dis pas tout haut, ça n’existe pas.

 

Je n’existe pas.

Je suis une future mince.

J’incarne un avenir, sans présent.

 

Grosse.

Je me réapproprie.

J’arrête de penser que c’est temporaire, que je suis temporaire.

Ma temporalité ici dépend des années, pas de mon poids.

 

Je suis le contraire d’une fleur.

J’ai replié mes pétales pour fleurir.

Se fermer pour s’ouvrir.

 

Portes closes sur:

C’est mal, être grosse.

C’est laid, être grosse.

Tu es grosse, tu es paresseuse.

Tu es grosse, personne ne veut de toi.

Tu auras confiance en toi quand tu auras assez de volonté pour devenir mince.

Cache ton gras, cache-toi.

 

Je m’initie à la grossophobie.

Word souligne ce mot d’une barre rouge, qualifie de faute le mal dont je souffre.

Antidote n’affiche aucun résultat.

Je dois me corriger. Je suis une erreur.

 

Je me documente.

Je fais de mon acceptation corporelle un projet scientifique, une recherche historique.

Je rédige la bibliographie de ma santé, les notes de bas de page de ma beauté.

Je dois être savante pour être confiante.

Mon pouvoir est celui des faits, de l’argumentation.

J’ai entre les mains le rapport boudiné que je dois remettre à chaque fois que je clame être bien.

 

Ce que j’entendais jadis comme des évidences résonnent dorénavant comme des préjugés.

 

J’affronte les formules classiques.

J’apprends à répliquer.

 

« Elle a le droit d’être mal dans son corps. »

« Oui, mais si on ne lui avait pas dicté à quoi doit ressembler son corps, serait-elle aussi mal ? ».

« On ne peut pas lui reprocher d’avoir maigri si ça lui donne confiance, si ça lui permet de s’accepter ».

« Je ne lui reproche pas à elle, je nous le reproche, je blâme nos convictions. On est socialisés à détester nos corps. »

« Ah, mais à un certain moment, il faut lâcher-prise. On a déjà fait beaucoup de chemin. »

Crédit: Andréann Lune

Je me sens abandonnée.

Tu as été choisie dans l’équipe, je suis encore assise sur le banc.

 

« C’est bien beau accepter tous les corps, mais il ne faut tout de même pas oublier la santé. »

« Mon poids ne donne aucune information sur ma santé, ni physique, ni mentale. »

« Mais c’est connu que l’obésité représente un des principaux facteurs de risque de maladie. ».

« C’est convenu, plutôt. »

« Mais je dis ça pour ton bien. »

 

J’ai mal d’être regardée sans être écoutée.

Tu fais de moi un corps sans tête, une forme muette.

 

Je cherche un espace apaisant.

Je me réfugie dans la diversité corporelle.

Elle aussi me réduit en miettes.

 

Tu t’empresses de me rappeler que

« la diversité corporelle inclut tous les corps. ».

Ce n’est pas facile se sentir rejetée, je le sais.

Je ne t’efface pas de l’image, je me dessine dans le portrait.

Toi et moi, j’aimerais ça qu’on habite ensemble.

Même si je trouve ça un peu ironique que tu veuilles prendre ma place publique, sachant très bien que tu ne voudrais jamais avoir ma place physique.

J’accepte gentiment de t’expliquer que je comprends tes complexes et que ce serait important que tu reconnaisses tes privilèges en retour.

 

Je suis consciente que je te demande de mettre le feu à ce qui te construit.

Mon rêve, c’est de te convaincre que quand tu seras bâtie de pierres, tu ne brûleras plus.

Le temps venu, je te prêterai ma lumière pour ériger ta nouvelle maison.

 

Je ne pensais pas que devenir grosse serait si impliquant.

Je croyais que le pire de la bataille était derrière, que je m’étais libérée en m’alléguant ce titre.

Depuis, je travaille chaque jour à déconstruire la grossophobie internalisée qui se cache dans ma graisse.

J’entends deux fois plus les préjugés, je les ignore deux fois moins.

Je défends.

 

J’ai perdu mon inconscience.

J’ai trouvé ma confiance.

J’ai recommencé à fleurir.

La force de résister est contagieuse dans ma communauté.

 

Je suis le courant pas à la mode.

Mes cuisses larges comme la mer, mon gras qui pend comme les vagues.

Le présent était petit dedans.

L’avenir est gigantesque devant.

 

Je voulais devenir mince pour le bien.

Je suis devenue grosse pour mon mieux.

 

 

NDLR: Ce texte est paru précédemment dans le magazine Lentement, en version papier, et TPL a reçu l’autorisation de le repartager avec ses lectrices et ses lecteurs.

 

 

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