La semaine passée, j’ai pris l’avion pour aller au Mexique.
Je suis infiniment chanceuse de pouvoir aller lire au soleil pendant une semaine d’hiver, je le sais.
Tandis que je me reposais, j'ai souvent regardé le ciel et la mer bleus-plus-que-bleus en me disant que j'étais une humaine vraiment privilégiée.
En fait, je suis couverte de privilèges.
Je suis blanche, née dans une famille aimante et généreuse, accompagnée par des ami.e.s qui sont toujours là.
J’ai un toit, je peux manger ce que je veux, je n’ai jamais froid, j’ai une garde-robe pleine.
J’ai eu une éducation exceptionnelle et j’évolue dans un milieu de travail qui me plaît.
Je sais me défendre, j’ai une voix et des mots qui ne sont pas interdits.
Ça, entre autres choses.
Un des seuls privilèges que je n’ai pas, que je n’ai jamais eu, que je n’aurai jamais,
c’est celui d’être mince.
Donc.
J’embarque dans l’avion très tôt le dimanche 3 mars.
Je me dirige vers ma place, qui est dans l’allée de secours.
Je me lance dans mon siège avec confiance, en me disant que je vais demander une rallonge de ceinture une fois assise.
Je reste prise, je ne rentre pas dans le banc.
L’agente de bord – extrêmement gentille, je dois le souligner – m’explique que les accoudoirs sont pleins et ne se lèvent pas. C’est pour cette raison que je me sens très à l’étroit.
Elle me propose d’aller au bout de cette même rangée à un endroit où l’accoudoir est amovible.
Je m’y rends, m’y assois, c’est vrai que c’est un peu mieux.
Je demande alors la rallonge.
Elle me répond qu’elle ne peut pas en donner dans la rangée de secours, parce que, s’il y a une urgence, ça va traîner par terre et qu’on risque de s’y prendre les pieds.
Évidemment, aucune trace de ce règlement nulle part.
Les compagnies aériennes préfèrent nous mettre devant le fait accompli, parce que, évidemment, ce serait de la discrimination de nous avertir avant et elles n’ont pas le droit de faire ça.
En réservant ce siège, et en payant le supplément qui vient avec, c’était donc impossible pour moi de savoir que je ne pourrais pas y rester.
(Entre vous et moi, si l’avion s’écrase, les passagers vont se piler dessus, bien avant de s’accrocher dans une ceinture, mais bon.)
OK. Alors là, on fait quoi madame?
Parce que je suis dans l’avion et je vais y rester.
Il va donc falloir trouver une solution.
Elle me dit qu’elle va repérer des gens qui vont accepter de changer de place.
Je suis restée debout, soumise aux regards, pendant que tout le monde s’assoyait, le temps qu’elle trouve le gentil couple qui a accepté de nous accommoder, moi et la compagnie aérienne.
Tout ce temps, je savais que je faisais la bonne chose en exigeant qu’on me dégote un nouveau siège.
Il y a quelques années, j’aurais voulu me sauver.
Là, je me tenais devant la situation sans gêne ni honte.
J’étais convaincue que j’avais ma place dans cet avion, aussi grosse soit-elle.
Je me suis donc rendue jusqu’à ma nouvelle demeure aérienne, j’ai levé l’accoudoir, j’ai eu ma rallonge.
J’ai eu droit à un vol correct, si je passe outre le fait que je rentrais à moitié sur le banc, que je devais me tasser chaque fois qu’un chariot arrivait, que je n’étais pas tant capable de baisser ma tablette à cause de mon ventre, une chance que c’était ma soeur qui était assise à côté de moi parce qu’un.e inconnu.e m’aurait trouvée plus qu’envahissante.
Et là, la mer agitée dans ma tête a retrouvé son calme devant mes yeux.
J’ai pris l'avion souvent, c’est la première fois que je me retrouvais face à ce problème.
Je réalisais tout ce que ça impliquait.
Ne plus vouloir voyager seule, parce que trop mal à l’aise d’empiéter sur mon.ma voisin.e.
Toujours être inquiète de ne pas trouver un siège pour mon corps.
Devoir payer le gros prix pour être en première classe, pas parce que je veux le luxe qui vient avec, juste parce que je veux pouvoir m’asseoir.
Il y a eu aussi les vieilles pensées, ma grossophobie poussiéreuse.
C’est vrai que tu devrais maigrir, le monde n’a pas à se tasser pour toi.
Pourquoi je devrais exiger une place, alors que mon corps est gros par ma faute?
C’est épouvantable comme tu as engraissé dans les dernières années. Tu étais grosse, tu es rendue immense.
Puis, il y a eu ma lucidité chanceuse.
Rappelle-toi, Elizabeth, comme tu n’étais pas bien dans ta tête avant.
Oui, tu as pris du poids, mais ta santé mentale est tellement plus en forme.
À cette réflexion, la mer s’est rendue dans mes yeux.
L’injustice qui noie mon coeur.
Il aurait donc fallu que je reste mal dans ma tête pour voir le monde?
Il faudrait être mince pour s’ouvrir sur ce qui nous entoure?
Non, non et non.
Je refuse.
De tous les sentiments qui m’ont effleurée restent donc la colère et l’indignation.
Comme beaucoup, les compagnies aériennes veulent l’argent des gros.se.s, mais ne veulent pas leur faire une place convenable.
Comme souvent, les gros.se.s doivent payer plus pour obtenir un confort minimum, donc peuvent s’en permettre beaucoup moins.
Les sièges trop petits dans les avions sont une éloquente métaphore de l’isolement, de la discrimination, et des petites souffrances quotidiennes, des immenses douleurs psychologiques, qui affligent les personnes grosses.
Étrangement, dans tout ça, il me reste aussi la gratitude.
Celle pour la communauté grosse qui m’inspire.
Celle pour tout le chemin que j’ai parcouru dans l’acceptation de mon corps.
Celle pour ma soeur qui m’a regardée droit dans les yeux en me disant « je vais toujours voyager avec toi ».
Celle pour la force du combat.
Je vous l’ai dit.
Je suis couverte de privilèges et je sais les reconnaître.
Je ne serai jamais mince.
Mais j'aurais toujours une voix pour défendre que la faute n'appartient pas à nous, les gros.se.s, mais à ceux.celles qui font tout pour nous réduire.