Le discours d’Oprah Winfrey aux Golden Globes ainsi que les allusions à sa potentielle candidature pour la présidence des États-Unis ont créé une véritable tempête sur les réseaux sociaux la semaine dernière. Nous avons été nombreuses à remarquer plusieurs problèmes dans les réactions des gens à ces propos, notamment le raz-de-marée de critiques négatives de la part d’hommes qui, pourtant, sont bien plus lents à critiquer les mêmes comportements lorsqu’ils sont commis par des hommes blancs.
J’ai jugé important de faire un retour sur la situation car, pour moi, les discussions à ce sujet ont rendu saillante une réalité que la majorité des femmes vivent, de manière constante et pas simplement dans le cadre de cet événement médiatique. Je veux parler de l’exigence de perfection envers les femmes. En effet, on dirait que, pour qu’une femme soit prise au sérieux, il faut qu’elle soit dépourvue de tout défaut, et que, dès qu’on lui trouve des défauts, ils sont magnifiés, deviennent le centre d’attention. De mes discussions avec mes comparses féminines, il ressort que cette exigence de perfection engendre au moins deux effets pernicieux : d’une part, les femmes sont marginalisées et, d’autre part, elles sont décrédibilisées.
Évacuez ces femmes imparfaites que je ne saurais voir!
La marginalisation, au sens large, consiste à écarter certaines personnes à l’écart d’une ou de plusieurs activités ou milieux, les rejeter ou les reléguer à l’arrière-plan. Historiquement, les femmes ont été marginalisées, par exemple, en étant reléguées à la sphère du foyer, exclues des activités politiques, ou privées de l’éducation supérieure.
De nos jours, la situation s’est améliorée à plusieurs égards : les femmes ont le droit de voter, de travailler, de se présenter en politique, d’étudier à l’université, etc. Par contre, malgré ces améliorations sur le plan légal, la marginalisation des femmes est encore une réalité et s’effectue par d’autres mécanismes, souvent plus insidieux et subtils.
Particulièrement dans les milieux militants, les exigences extrêmes envers les femmes sont l’un de ces mécanismes. Tout se passe comme si, pour avoir bonne conscience, les hommes de gauche ne pouvaient s’admettre à eux-mêmes qu’ils ont des biais sexistes (nous en avons tous.tes!). Au lieu de s’admettre qu’ils ne valorisent pas les contributions des femmes, ils soumettent ces dernières à des exigences de perfection virtuellement impossibles à satisfaire. Ainsi, ils ne vont jamais se dire : « cette femme n’a pas sa place ici parce qu’elle est une femme. » Mais ils pourront se dire : « Le genre de cette personne ne fait pas de différence pour moi, elle n’est simplement pas assez compétente, voilà tout! »
C’est un peu ce qui se passe aussi par rapport à Oprah. On insiste sur le fait qu’elle n’a pas de formation politique et qu’elle appartient à une élite économique, ergo, elle ne serait pas une bonne présidente. Je suis sympathique à ces raisons, bien sûr, mais je ne puis m’empêcher de remarquer que ça ne semble devenir important que lorsqu’une femme et/ou une personne de couleur est impliquée.
Je n’ai vu aucun.e candidat.e à la présidence américaine qui ne faisait pas partie d’une élite économique, alors pourquoi se mettre à le souligner de manière aussi sélective? Mon point n’est pas de dire si Oprah serait, oui ou non, une bonne candidate à la présidence ; je n’ai pas d’opinion sur la question, qui me semble d’ailleurs prématurée puisque Oprah n’a même pas signifié son intention réelle de se présenter et qu’elle n’a pas défendu de programme politique qui me permettrait d’avoir une opinion plus informée sur la question. Ce que je trouve le plus fascinant, c'est ce double standard.
En guise de contraste, plusieurs personnes ont profité de la rumeur pour ramener sur le tapis Bernie Sanders. Lorsque certaines personnes tentaient de dire qu'il n'était pas parfait lui non plus, cependant, on tentait de balayer ces doutes sous le tapis. Comme quoi douter des femmes est encore et toujours plus facile que douter des hommes.
Les femmes, ces connes
Un autre enjeu relié, qui est un peu paradoxal, est comment l’exigence de perfection qui est imposée aux femmes a aussi pour effet de les décrédibiliser en les faisant passer pour des ignorantes. En effet, le revers de cette exigence fait que, pour être vues comme de bonnes interlocutrices, les femmes ne doivent faire aucune erreur et constamment prouver hors de tout doute tous leurs dires, car chaque erreur sera utilisée comme preuve de leur manque de crédibilité.
La philosophe Miranda Fricker a développé le concept d’injustice du témoignage (testimonial injustice) pour référer à des situations de ce type, c’est-à-dire où un déficit de crédibilité injuste afflige les membres d’un groupe socialement défavorisé. Par exemple, j’ai vu une amie étudiant en sociologie, dans un « débat » Facebook, se faire parler par des hommes sans formation équivalente comme si elle savait moins bien qu’eux de quoi elle parlait ou, à tout le moins, comme si leurs connaissances « intuitives » valaient la même chose que ses années d’étude assidue.
Dans l’affaire Oprah, j’ai vu nombre d’hommes se mettre à disserter sur le sujet et systématiquement prendre pour acquis que les femmes qui avaient un autre point de vue sur la question étaient nécessairement naïves, mal informées ou sans nuance. En effet, nous étions plusieurs à remarquer que nous nous faisions parler comme si l’on ne savait rien, par exemple en se faisant expliquer des choses évidentes ou en se faisant adresser la parole avec des formules condescendantes comme « tu sais, en fait, le problème, c’est que… ». Qui plus est, lorsque nous amenions des distinctions ou des points importants, ils passaient toujours « dans le beurre », comme si nous n’avions jamais rien dit.
En conclusion, I guess que, mon point, c’est qu’on est des êtres humains. Que non, nous ne sommes pas parfaites, évidemment, mais que ce n’est pas pour autant que nos idées et nos propos n’ont pas de valeur. Il serait sérieusement temps d’être collectivement plus attentifs et attentives aux doubles standards que nous appliquons dans notre perception du discours des gens.