Mon quotidien en philosophie est tellement parsemé de sexisme que je ne sais pas par où commencer. Ce que peu de gens savent, c’est que la philosophie a un grave problème d’équité ; j’en ai glissé quelques mots ici. Mais, au-delà des nombres, j’ai trouvé qu’il était important de parler de mon quotidien, de donner une idée du genre d’expériences que l’on peut vivre concrètement en tant que femmes dans un milieu dominé par les hommes. Le très bon texte de Stéphanie Boulay sur le boys club du milieu musical m’a également inspirée à partager mon vécu qui, je le crois, en rejoindra plusieurs, en philosophie ou non. Comme il est difficile pour moi de savoir par où commencer, j’ai décidé de vous faire une petite liste contenant les anecdotes qui ont marqué mes trois années du baccalauréat en philosophie, et ma première année de maîtrise en Alberta.
1. Je suis invisible
Une expérience courante pour les femmes en philosophie est de sentir que nous n'existons pas, que nous ne sommes pas importantes. Il m’est déjà arrivé de faire une intervention en classe, que cette intervention soit ignorée, et qu’un homme répète exactement ce que je venais de dire, mais en d’autres mots, comme si ça venait de lui. Une autre fois, alors que j’étais présidente de mon association étudiante, nous avions une réunion de comité exécutif à la fin de l’été pour préparer la rentrée. En attendant que tout le monde soit là, les hommes du comité se parlaient, se demandaient des nouvelles de leur été. J’étais assise entre deux d’entre eux, et ils se parlaient « à travers » moi, comme si j’étais littéralement invisible. Je me rappellerai toujours de cette scène. En plus, je venais tout juste de revenir d’une école d’été de trois semaines à Boulder, au Colorado ; j’étais la première Québécoise à y aller, alors j’étais d’autant plus vexée que les boys se parlent de leurs jobs d’été en ne me demandant pas de mes nouvelles, même après une expérience si unique. Même les réalisations les plus spectaculaires des femmes ne peuvent faire compétition avec la job d’été d’un bon chum de gars.
2. On me traite comme un objet de convoitise sexuelle plutôt que comme une collègue
Au début de ma session d’automne dernier, au cocktail de bienvenue, un étudiant au doctorat de mon département discutait avec moi de mon projet de recherche, qui porte sur la philosophie médiévale. Il exprimait beaucoup d’intérêt pour ce que je faisais, et m’a même proposé de me plugger pour une job avec un prof de philosophie médiévale pour qui il travaillait. Après cette soirée, il ne m’a plus jamais reparlé, même pas pour me dire bonjour : il est devenu extrêmement froid, lui qui était si amical lors du cocktail. J’ai appris par la suite que la source de son changement d’attitude était qu’il avait appris que j’ai un copain. Il n’a jamais même parlé de moi au professeur avec qui il travaillait. En gros, il m’a fait miroiter des possibilités professionnelles dans le but de coucher avec moi, pretty much. Honnêtement, le nombre de fois où des hommes en philosophie ont cessé de me parler lorsqu’il est devenu clair que je ne voulais pas coucher avec eux est indécent.
3. Mon expertise n’est pas reconnue
La non-reconnaissance de mon expertise se fait de manière subtile, et c’est une expérience qui est loin de se limiter au milieu académique : c’est un peu le principe du mansplaining, d’ailleurs. Par contre, cette non-reconnaissance a des impacts sérieux et tangibles dans ma carrière académique. Ce que j’ai vécu ce printemps illustre parfaitement cet enjeu. J’étais dans un comité étudiant qui avait, entre autres, le mandat d’organiser notre conférence de fin d’année. Tous les membres du comité doivent évaluer au moins un des textes qui seront soumis pour la conférence, afin de procéder à la sélection. Je n’ai reçu aucun texte, malgré le fait que je faisais partie du comité. Sur le coup, j’ai pensé qu’il n’y avait pas eu de texte dans mon domaine, à savoir la philosophie médiévale ; c’est quand même un thème rare, ce n’était pas surprenant. Quelle ne fut pas ma surprise de découvrir, quelques semaines plus tard, qu’un texte de philosophie médiévale avait été reçu, mais que personne ne m’en avait parlé (je suis la seule étudiante dans ce domaine à mon université en ce moment)! Le texte avait été attribué à deux collègues, qui ne travaillent aucunement dans ce domaine (les deux font de la philosophie continentale, rien de plus vieux que Hegel… ce qui est un bon mille ans plus tard que la période visée par le texte de philosophie médiévale en question!). Malgré le fait que je suis la seule étudiante à connaître ce domaine, on ne m’a pas reconnu cette expertise, et on m’a privée d’une opportunité extrêmement intéressante. Bien sûr, les deux hommes qui ont évalué le texte de philosophie médiévale à ma place ont tout le loisir de mettre ça sur leur CV, et pas moi.
Malgré toutes ces expériences, je persiste dans le domaine de la philosophie, car c’est ma passion, c’est ce qui m’anime, et je ne devrais pas avoir à faire une croix sur mes rêves juste parce que je suis une femme. J’essaie de me rappeler que, même si je manque parfois d’énergie à cause de ce climat, chaque respiration que je prends est un acte de résistance à un milieu hostile à ma présence. Je ne veux pas décourager les femmes de s’inscrire en philosophie non plus, car plus nous serons, plus nous aurons de pouvoir afin de changer les choses. Si c'est ce qui vous passionne, do it! J’ai découvert une grande solidarité, d’ailleurs, parmi les femmes en philosophie; shout-out bien émotif à toutes mes collègues, je vous vois, je vois votre travail, et il est important.
Le boys club n’aura pas notre peau.