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Une richesse qui dérange
Crédit: Elizabeth Dupont

Il y a quelques mois, j’ai commencé à donner des cours de français ici, à Santiago du Chili. Après avoir envoyé une centaine (sans exagération) de CV sans succès et un seul appel pour une entrevue qui n’a pas fonctionné, j’ai décidé de me faire mon propre emploi.

Petit à petit, j’ai tissé un réseau de contacts et j’ai maintenant un horaire très garni qui me permet de gagner un salaire décent. J’ai commencé par donner des cours de groupe. J’ai donc connu beaucoup de gens de différents milieux, mais très franchement, au Chili, ceux qui ont les moyens d’apprendre le français sont très rarement issus de la classe moyenne qui de toute manière n’existe pas vraiment.

J’ai connu plusieurs jeunes qui rêvent de vivre en France ou au Canada et qui apprennent le français pour des motifs professionnels ou leurs études.

J’ai connu des retraités qui rêvent de s’installer en Europe où vivent des membres de leur famille. J’en ai connu d’autres qui ont du temps pour s’adonner à certains loisirs, dont l’apprentissage du français. C’est le cas de l’une de mes étudiantes qui à la fin des cours de groupes m’a demandé d’aller lui donner des cours chez elle. Très aimable, elle m’a même aidé à chercher du travail en m’amenant en voiture pour aller porter des CV dans des écoles de langues ou des centres culturels qui ne sont pas accessibles en transport en commun ou à pied. J’ai donc accepté même si pour moi c’était très loin et difficilement accessible.

La ville de Santiago a ceci de particulier qu’elle possède une territorialité très marquée selon les classes sociales. La grande majorité des quartiers plus hauts, vers la cordillère des Andes, sont habités par les plus nantis, alors que plus on s’en éloigne, plus on se retrouve dans la « población », ce qu’en Amérique du Nord on appelle les bidonvilles. Beaucoup de gens aisés ont peur de ces derniers puisqu’ils sont surpeuplés de personnes vivant l’extrême pauvreté. Ils sont symboles de délinquance, de narcotrafic et de saleté. Ils sont remplis d’une réalité que les gens n’aiment pas voir ni montrer. C’est là que j’ai d’abord travaillé et vécu en 2015, à mon arrivée. Chaque soir, je m’endormais au son des coups de feux et des feux d’artifice qui sont des messages envoyés aux gangs pour dire que la drogue est « arrivée » dans le secteur. Pendant que je vivais dans ce petit quartier, un règlement de compte a eu lieu en plein après-midi à deux pas de la porte de la maison. C’était assez dangereux, mais je n’ai jamais senti que j’étais en danger.

C'est dans la petite maison de Juan et Susana que j'ai été accueillie en 2015. Je pose ici avec Juan devant le portail où un règlement de compte a eu lieu. 
Crédit : Elizabeth Dupont

 

Toujours est-il que cette semaine j’ai été donner un premier cours à mon étudiante que je savais très aisée financièrement… Mais jamais autant que ça!

Toutes les fois où j’ai dû aller dans ces quartiers huppés, j’ai eu un sentiment très désagréable, une espèce de malaise profond de voir d’aussi grandes inégalités. Quand je suis arrivée au pied de la montagne où se trouvait son appartement (manoir), j’ai commencé à me sentir très mal. Quand j’ai pénétré dans le hall de l’édifice aux planchers de marbre, j’ai commencé à entendre mon cœur battre dans mes tempes. Quand une dame vêtue en servante est venue m’ouvrir la porte, j’ai eu envie de prendre mes jambes à mon cou.


L'appartement de mon étudiante
Crédit : Monaccopropriedades

 

Jamais de toute ma vie je n’ai mis les pieds dans la maison d’une personne aussi riche et c’est ici, dans un pays en développement, que ça m’est arrivé.

J’ai dû aller à l’une des cinq salles de bain parce que je ne me sentais pas bien d’être dans un endroit transpirant autant de richesse et d’opulence. Je me sentais terriblement angoissée d’être dans cet endroit alors que pas une seule fois ça m’est arrivé lorsque je vivais à 17 kilomètres de là, dans la « población ».

Quand je suis sortie, mon étudiante m’a fait visiter son appartement (palais) et m’a montré une partie de sa collection d’œuvres d’art. Elle m’a aussi offert deux bouteilles de vin de sa propre réserve privée. En fait, elle a demandé à la servante d’aller chercher des bouteilles dans la cave à vin et de nous servir tout au long du cours, comme au restaurant.

J’ai été extrêmement choquée. Après la classe, je me suis questionnée beaucoup. Je ne sais pas encore si je pourrai continuer d’aller lui donner des cours même si elle est au fond une personne aimable. Je ne sais pas si je pourrai continuer d’accepter ses cadeaux ni même participer aux convenances avec sa servante. J’ai senti plus de danger pour moi-même dans cette maison et cette atmosphère que dans un bidonville dangereux. J’ai eu peur de m’éloigner de moi-même, de mes valeurs et des vrais gens.

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