Les yeux au sol, somnolente, un matin comme les autres, je suis mon chemin. Le trottoir s’achalande et requiert navigation. Je lève la tête. J’entrevois d’abord deux fragiles traits d’un blanc presque bleu mal dissimulés sous une robe trop grande et pourvus, en leur centre, de noueuses rotules. La peau sur les os. Une anorexique, comme ils disent. Mon regard croise ensuite celui de la dame qui marche à ses côtés. Sa mère, sans aucun doute. Sa posture, droite et fière, m’en convainc, mais son regard seul m’aurait suffi. À la fois doux, défiant, protecteur et exsudant l’espoir. Un peu, je l’imagine, comme l’était celui de la mienne.
Je tente un sourire timide, j’espère qu’il leur transmet mon empathie et ma sympathie, qu’il leur indique que je ne juge pas. J’espère qu’il leur communique been there, done that, got the scars to prove it… You can do it. Mais j’en doute fort. Mon feu est éteint depuis longtemps. Mes cicatrices enterrées par d’autres blessures plus récentes bien que moins profondes. Mon physique ne trahit plus rien, sauf peut-être mon goût pour les crêpes et le sport.
Il me prend l’envie de rebrousser le chemin, de les rejoindre et d’échanger quelques mots. De partager de vive voix ce que mes lèvres manquèrent d’exprimer. J’y renonce rapidement. On pourrait m’accuser, avec raison, de me mêler de ce qui ne me regarde pas.
Je suis néanmoins envahie par de vifs souvenirs.
Quelque sept ans plus tôt, je rencontrais ma psychologue. J’en verrai trois. La première, adepte de l’approche d’amour-propre agressif, m’apeura. D’une maigreur repoussante, je revenais tout juste d’un voyage à l’étranger durant lequel j’avais marché beaucoup et mangé trop peu. J’avais souffert, à mon retour, d’une crise de boulimie. Je consultais parce que j’étais terrifiée à l’idée que cela se reproduise. J’étais spécifiquement motivée par la peur de grossir. Je partais de loin. De trop loin pour travailler en confiance avec cette spécialiste.
Une semaine plus tard, je rencontrais madame Hébert. Douce et attentive, elle était d’une honnêteté dont j’étais avide. Cela en commençant par des statistiques effrayantes qui marquèrent notre première rencontre. Selon je-ne-sais-plus-quelle-source, la majorité des personnes qui se remettent de l’anorexie le font, en moyenne, en sept ans. Sept ans. Une statistique avec laquelle je ne voulais rien à voir. Une majorité dont je tentai, pendant sept ans, de me dissocier.
J’ai passé plus de deux ans dans le bureau de madame Hébert à raison d’une heure environ chaque semaine. Elle a vu ce désir de cultiver la maigreur devenir une quête vers la guérison suivie d’un besoin urgent de liberté.
Dans une tentative désespérée de faire bouger les choses plus vite, je rencontrai une troisième spécialiste. Mon temps dans son bureau de la rue Sherbrooke fut bref, j’étais pressée, mal. Suivirent une naturopathe, un ostéopathe, autres trucs en « athe » et un centre de soins internes. Je figurais sur la liste d’attente de l’hôpital Douglas, et j’étais une habituée des rencontres de l’ANEB. Je faisais tout, et rien ne changeait assez. Ce dont j’avais besoin était spécifiquement ce que je n’étais pas prête à céder : du temps.
Bref retour dans le fauteuil de madame Dupont, puis je disparus. Épuisée, j’avais besoin de m’effacer. Je ne me retirai pas bien loin, mais juste assez, le temps de quelques mois. Le retour ne fut pas moins difficile. Je repartis encore quelques fois. Puis un an passa. Une très longue année.
Impossible de connaître la réalité de la jeune fille dans la rue. On ne peut réduire un être à une hypothèse. Plusieurs ne portent pas les traces du trouble alimentaire tout comme maigreur n’est pas synonyme d’anorexie. À supposer par contre que mon impression fut juste, je lui souhaite bien moins que sept ans… Nous ne sommes pas tou.te.s des statistiques. Cependant, s’il le faut, je les lui souhaite, ces sept ans. Je lui souhaite, comme moi, de s’en sortir.
Ces sept ans ne me paraissent plus comme une éternité, plutôt comme une autre vie. Un peu comme une ancienne copine. Comme on est nostalgique d’une personne qu’on a connue et qu’on a aimée, mais qui ne fait plus partie de sa vie, et sans qui, on finit par l’admettre, nous vivons mieux.