5 questions un peu yolo à Jean-Philippe Baril Guérard pour sa nouvelle pièce de théâtre!
Josiane StratisTa nouvelle pièce, La singularité est proche, sera bientôt présentée au Théâtre Espace Libre, est-ce que tu veux nous parler un peu de ta démarche?
En fait, quand j’étais préado, j’étais turbogeek, je voulais devenir programmeur, et mes seuls intérêts étaient Zelda et l’intelligence artificielle. Dieu merci, je me suis trouvé une vie entre temps, mais mon passé sombre a laissé quelques marques sur mes intérêts : j’ai gardé en tête, depuis cette époque, mes lectures des essais de Ray Kurzweil, un futuriste qui a prédit de nombreuses innovations technologiques, de la victoire d’un ordinateur contre le champion mondial d’échec en 1997 aux appels vidéo et aux voitures intelligentes. Kurzweil et d’autres penseurs évoquent souvent le concept de singularité technologique, moment où une machine serait suffisamment puissante pour émuler — ou contenir — une conscience humaine. Ça ouvre la porte à toutes sortes de questionnements : si une machine devient aussi « humaine » que nous, est-ce qu’elle pourrait réclamer des droits? Est-ce qu’une vie humaine peut réellement exister sans la menace constante de la mort? Le temps perdrait-il sa valeur si on était immortel.le? Et, surtout, la question qui a inspiré la pièce : si je me transfère sur un ordinateur, est-ce que ma copie de sauvegarde, qui sera comme moi en tous points, sera réellement moi? Est-ce que je pourrais bien dealer avec le vortex philosophique que représente l’immortalité? Est-ce que je transférerais ma peur de mourir à ma peur de voir la Terre, ou l’Univers, disparaître? Bref, des questions qu’on ne se pose pas trop souvent pendant des cinq à sept, avec raison, et qui me font parfois faire de l’insomnie. J’espère provoquer un peu d’insomnie chez le spectateur-trice aussi, mais il y a quelques blagues, alors ça risque d’être digeste.
Est-ce que d'écrire sur « vaincre la mort » t’a fait réfléchir à ton rapport à la mort ? En tant qu’artiste crois-tu encore que l’art est une forme d’immortalité ou pas pantoute?
On a eu énormément de discussions à ce sujet en répétition. Dans la pièce, on peut faire le choix de se « transférer » à notre mort, de revenir dans un corps presque identique. Suffit de signer chez le notaire avant, comme on signe un testament. On s’est tous et toutes demandé.e.s si on le ferait, et sincèrement, on est pas mal confus.es : d’emblée, tout le monde dit non, que ce n’est pas humain. Mais si tout le monde le fait, pourquoi pas? Et comme beaucoup de progrès technologiques se font lentement, par petites étapes, on n’aurait probablement pas conscience de l’importance des zones grises éthiques, comme elles apparaîtraient lentement. Si on expliquait à un.e humain.e des années 50 tous les enjeux de sécurité ou de vie privée reliés à la révolution mobile et aux réseaux sociaux, il ou elle se braquerait sûrement. Pourtant, on a accueilli cette révolution à bras ouvert justement parce qu’elle n’en est pas une : chaque innovation se fait lentement, naturellement. C’est plutôt une évolution qu’une révolution. Et d’ailleurs, on est déjà en train de « hacker » nos corps pour allonger nos vies de toutes sortes de façon, par exemple avec des prothèses, ou un cœur artificiel : peut-être que l’immortalité deviendra une simple formalité, à un certain moment.
Pour ce qui est de l’art comme forme d’immortalité, j’essaie très fort de résister à cette idée très romantique, mais je pense que ça a fait partie des mes motivations derrière mon désir de devenir artiste, très jeune. Je suis fasciné par les étoiles filantes, le 27 Club, les auteur.e.s mort.e.s jeunes qui ont laissé une marque permanente (mon éditeur m’a d’ailleurs fait remarquer qu’il faudrait que j’arrête de parler de suicide dans mes livres, ça devient redondant). Mais l’immortalité d’une œuvre artistique pose le même problème que j’expose dans la pièce : si une extension de moi me survit, est-ce réellement moi? Mes cellules en décomposition ne seront pas, je pense, aptes à apprécier que quelques personnes jasent de mon show dans un cinq à sept ou qu’un.e étudiant.e en littérature rédige sa thèse sur mon roman, dans quarante ans.
Tu as adopté un casting plutôt jeune, est-ce que ça rapport avec la route des 20 (jooooke)! Est-ce que tu avais envie de mettre de l’avant des nouveaux visages?
J’ai eu une subvention de Radio-Canada pour représenter la jeunesse canadienne JOOOOOOKE. Je pense pas tellement en termes de casting, quand je crée un show, je cherche d’abord des collaborateurs et collaboratrices avec qui je peux avoir un dialogue. Mes acteurs et actrices sont super bon.ne.s, mais je m’en fous un peu : je trouve qu’on accorde trop d’importance aux performances d’acteurs ou d'actrices. Je veux qu’ils et elles fassent bien la job, mais ce qui est important pour moi, c’est qu’on puisse être sur la même longueur d’onde, qu’ils et elles puissent comprendre où je m’en vais avec mes skis (et dans le cas de La singularité, je m’en vais à une ben drôle de place, 200 ans dans le futur de surcroît). Je travaille avec les acteurs et les actrices au même titre que je travaille avec une conceptrice d’éclairage ou une scénographe. C’est pourquoi je travaille avec des gens que je connais bien : Mathieu Handfield et Isabeau Blanche travaillent avec moi depuis 2009, je pourrais leur donner des notes de jeu sous forme de grognement et il et elle comprendraient.
Aussi, comme c’était un travail de création constant, j’ai commencé le travail avec une intuition, presque aucun texte, et j’ai bâti le spectacle autour d’eux.elles : il et elle ont donc des rôles sur mesure. Donc le casting est jeune surtout parce que j’ai pris des gens de ma génération, qui ont fini l’école dans les mêmes années que moi. Je pense que c’est important aussi de rappeler ça aux gens qui critiquent le fait qu’on voit toujours les mêmes visages dans un milieu donné : je suis fidèle, pas juste par gentillesse mais parce que c’est payant, que ça facilite mon travail et que ça me permet de livrer l’oeuvre que je veux livrer plus efficacement. Je suis aussi conscient que mon casting représente exactement ce que beaucoup de gens critiquent actuellement : extrêmement homogène et blanc… je n’ai pas de défense à offrir à ça, j’en suis entièrement conscient. Quand j’ai un projet à offrir, j’appelle d’abord des gens dans mon cercle immédiat, qui sortent d’écoles de théâtre qui elles-mêmes produisent des diplômé.e.s majoritairement blanc.he.s. Il y a un effort collectif à faire là-dessus.
On connaît ton style plutôt ~trashounet~ dans tes livres, est-ce que tu adoptes un style différent pour les pièces de théâtre que tu écris ou mets en scène?
En général, je suis pas mal aussi pire dans mon théâtre que dans mes romans. Tranche-Cul était épouvantable au niveau de la perversion de la pensée, Ménageries était sanglant, Baiseries était pas mal loadé de cul. Ici, je dirais pas que je suis pudique, mais c’est vrai que je n’ai jamais été aussi contenu, disons. Il y a un peu de sexu et c’est nettement moins violent. Peut-être que je vieillis? Reste qu’il y a quelque chose de tordu dans le raisonnement de la pièce, et que ça se peut que ça fasse grincer des dents certaines personnes : on ne m’a pas complètement dégriffé.
Qui devrait aller voir ta pièce? Est-ce pour un public d’initié.e.s ou c’est pour un peu tout le monde?
Je veux toujours faire du théâtre accessible pour tout le monde. C’est essentiel pour moi. Je déteste voir du circle jerk pour initié.e.s au théâtre, ça m'enrage. Je pense que c’est possible d’innover et de raconter des histoires autrement sans s’aliéner à un public moins averti. J’essaie de le faire. Et Espace Libre travaille aussi très fort de ce côté-là, avec des initiatives pour exposer les gens du quartier (Centre-Sud) à sa programmation.
Si jamais vous voulez aller voir la pièce, les billets sont en vente ICI.