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Hochelaga, la gentrification, pis les magasins de pauvres
Crédit: Piccia Neri/Shutterstock

Hochelaga, c'est ma maison depuis environ deux ans. J'habite Sainte-Catherine, entre le fleuve et les chemins de fer. Ma fenêtre observe le HLM d'en face, les cliniques de méthadone, les prostituées, les policiers. Un théâtre dont je fais partie quand je descends du troisième.

Pendant mes deux ans et demi de cégep, j'ai travaillé dans une mégafriperie au cœur d'Hochelaga. Un travail de marde.

J'ai goûté à toutes sortes d'ironies pendant ces années où j'y ai travaillé à but lucratif. Et dans la foulée des discussions sur la responsabilité des commerces dans la gentrification du quartier, je sens le besoin de rappeler que la dépossession des espaces accessibles se passe partout. Même dans ces commerces qui se flattent de servir une clientèle moins privilégiée.

La première ironie, c'est que la plupart des employés méprisaient les gens qui n'avaient d'autre choix que d'y magasiner.

Les premiers jours du mois étaient généralement reconnus comme des journées difficiles pour l'ensemble des employés. Plus de gens, plus de job, plus de cas difficiles à gérer, aussi. Si le quotidien de ce travail impliquait que je risquais de voir des réalités difficiles, le début du mois était toujours marqué de violences, petites et grosses. Souvent par les clients, mais surtout par les employés et l'équipe de gestion.

Des commentaires mesquins sur les « estis de BS », de la violence psychologique envers les voleurs (souvent soutenue ou encouragée par la police), une attitude agressive généralisée envers les gens qui correspondaient au profil du « pauvre »… Parce qu'à la fin de la journée, même si la plupart des employés devaient se contenter d'un salaire stupide, tous rentraient chez eux avec le sentiment de ne pas être comme leurs clients.

Tout comme l'image du quartier, les employés changeaient aussi.

Ça, ça m'a pris plus de temps à réaliser. Parce que ça incluait que je faisais partie du problème aussi. Du temps que j'étais là, presque toutes les personnes embauchées pour travailler sur le plancher (et avec les clients) étaient des étudiants ou de jeunes adultes. Les rares personnes à temps plein étaient des membres de gestion, ou les quelques vétérantes qui occupaient le même poste depuis 10, voire 20 ans. 20 ans sans promotion, avec un taux horaire à peine plus généreux que le salaire minimum.

Les étudiants sont les animaux préférés des employeurs. Ça prend les heures qu'on leur donne, ça remplit les vacances des temps pleins sans nécessiter d'assurances, ça demande rarement une augmentation, et quand ça en demande, on donne quelques sous pis ça arrête de chialer. Ça accepte des conditions de travail de marde, aussi, parce que les étudiants restent pas assez longtemps pour sentir qu'ils ont le droit de réclamer quoi que ce soit (sans parler du fait qu'on les informe rarement de leurs droits).

Mais plus que tout autre chose, les étudiants sont rassurants pour les fines bouches du quartier. Ils sont cool, approchables, supposément éduqués, et ils font un bon contrepoids aux employés vieillissants et endurcis dont l'employeur ne peut pas encore se débarrasser.

Même les lieux destinés à servir les classes défavorisées se transforment à l'avantage des plus riches. Pour l'image, pour survivre, pour vendre encore plus. Ce n'est même plus subtil : la différence de prix, pour des items équivalents entre deux succursales de la même mégafriperie est énorme.

Le problème n'existe plus uniquement dans les lieux inaccessibles financièrement, puisqu'il s'est répandu sournoisement dans les seuls lieux que les pauvres peuvent encore occuper. Tout est toujours plus cher pour ceux qui n'ont pas le luxe de voyager pour un bon prix, et les prix augmenteront tant qu'il y aura des gens pour les payer.

Les vétérans du quartier, ceux qui y habitent à force d'avoir été poussés à se loger toujours plus à l'Est, ceux qui n'ont plus le luxe de la jeunesse, se font tasser rapidement, encore, par ceux qui ont soif de changement et de « bon goût ». Qu'arrivera-t-il à ces gens qui ne peuvent même plus travailler près de chez eux, faute de lieux qui les considèrent suffisamment dignes d'être vus sous leur enseigne?

Quand il est à la fois impossible de travailler ou même de consommer dans un lieu dû à sa classe sociale, on peut dire que l'économie que font rouler ces commerces ne profite qu'à une classe de gens jugée « méritante », ou pire encore, « utile ».

Alors je comprends la réaction des commerçants face à la violence qui leur est dirigée. C'est difficile d'assumer que son gagne-pain encourage l'échec d'autrui, ou la mort lente de ses opportunités quand on a l'impression qu'on vit soi-même une opportunité financière.

Mais à la fin du mois, c'est quand même eux qui ont le gros bout du bâton. C'est eux qui vont gagner, ou qui ont déjà gagné. Y'a des gens qui ont le luxe de se rebâtir, de se construire un avenir, une ouverture. Alors que, juste en bas du troisième étage, y'en a qui se font fermer des portes dans la face, du monde à qui on demande de quitter des lieux, faute de pouvoir consommer, ou juste parce que leur présence salit une enseigne.

Juste en bas, y'a des gens qui sentent les murs se refermer lentement sur eux.  

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