En toute honnêteté, j'ai l'impression de commencer à saisir avec plus de clarté les répercussions diverses du revenu annuel de nos parents sur notre vie. Si les impacts sur l'accès aux ressources de base sont évidents, il est parfois difficile de constater les impacts plus implicites. Puisqu'il est toujours plus facile de comprendre une réalité lorsqu'on s'y associe, c'est en décelant les conséquences de mon niveau socioéconomique que j'ai été en mesure de saisir l'ampleur du phénomène.
Tout d'abord, je tiens à dire que je me considère comme privilégiée et que la situation dont je vais vous parler est bien banale et que je ne suis pas à plaindre, je la décris simplement pour illustrer mon processus de réflexion.
Je proviens d'une famille de classe moyenne. Si j'ai eu la chance de ne manquer de rien et d'accéder à des études universitaires, ce ne fut pas le cas de mes parents qui ont évolué dans des milieux plus populaires. Dans ma famille, nous sommes trois enfants et mes parents ont pu survenir à nos besoins avec un seul salaire, tout en étant propriétaires. Vous comprenez donc que je n'ai pas vécu dans le quartier le plus cossu de Montréal et que la défavorisation faisait partie de mon quotidien, sans pour autant m'affecter directement.
Au primaire et au secondaire, donc, j'ai fréquenté majoritairement des enfants de milieux modestes ou équivalents au mien, pour moi c'était la norme.
Lorsque j'ai entamé mes études supérieures, j'ai côtoyé des personnes qui étaient donc bien plus favorisées financièrement que moi. En effet, la réforme de l'éducation issue du Rapport Parent dans les années soixante dans l'éducation avait pour but de permettre à tous d'accéder à une éducation de qualité et aux études supérieures, on dénombre encore à ce jour trop peu d'étudiants provenant de milieux défavorisés dans les universités et CEGEP. Si l'on prend en considération les mesures d'aide financière à la disposition des étudiants, le manque de représentation d'élèves défavorisés suscite le questionnement.
En côtoyant ces jeunes favorisés, je découvrais un univers méconnu. Ayant toujours rêvé de voyager, je voyais mes collègues de classe partir et décrire leurs aventures avec une facilité déconcertante. L'envie me gagnait et une certaine frustration m'a souvent envahie. Je me « shamait » moi-même de ne pas arriver à atteindre mes objectifs, à me décider. C'est que dans ma famille, on ne voyageait pas. Cela ne faisait pas partie de notre bagage culturel, de mon champ des possibles.
Ainsi, oui j'étais en mesure d'économiser et de partir comme tous, mais autre chose me retenait. Un sentiment que ce qui m'intéressait ne faisait pas partie de mon monde, de mon univers.
Comme je l'ai dit, c'est une situation banale, mais je me dis que si je ressens cette frustration et cette impression de blocage, qu'en est-il de ceux pour qui c'est aller au CEGEP qui ne fait pas partie de leur champ des possibles? Qu'en est-il de ceux qui ne pensent pas qu'exercer une profession qui leur plait est envisageable? De ceux qui ne pensent pas pouvoir terminer leur secondaire ou vivre autrement que de l'aide sociale?
Il arrive parfois qu'on me félicite pour mon travail, pour mes efforts qui me permettent d'atteindre mes objectifs, et je ne peux m'empêcher de me sentir hypocrite d'accepter ces louanges. Bien sûr, j'étudie, je fais mes travaux, etc., mais je ne peux toutefois pas ignorer la part de chance qui fait en sorte que j'ai eu les possibilités de m'y rendre.
Je ne veux pas diminuer les efforts ou le travail de qui que ce soit, je pense juste que c'est important d'être sensible au fait que le hasard y est parfois pour beaucoup et que si nous avons tous les droits de jouir de nos opportunités et de notre chance, nous avons le devoir de lutter pour que d'autres en profitent et la responsabilité d'en ressentir une gratitude importante.