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Mode et bouffe : le poids du monde.
Crédit: Starbucks Secret Menu/Pinterest

Une (nouvelle) collègue, Valérie D’Auteuil, a publié récemment un article sur TPL racontant ses mésaventures de magasinage, blessée par des commentaires de vendeurs-euses par rapport à son poids. Jeanne Séguin a aussi écrit à propos de ses insécurités quant à son corps. Tous ces questionnements sont légitimes et utiles. On pourrait les appeler « normaux.
 
Depuis plusieurs mois, j’écoute de loin le débat one size fits all/Beauté fatale/skinny ou fat-shaming et tout le reste. Une seule phrase me vient en tête : « Vous n’êtes pas tannées? ».
 


Crédit : hdwyn.com

 
On a beaucoup parlé depuis quelque temps de la chaîne Brandy Melville. Leur boutique de fast fashion, installée rue Sainte-Catherine, fourmille chaque week-end de jeunes filles, souvent accompagnées de leur mère, à la recherche du vêtement CCC (cool, convenable et cheap), entre un mezzo skinny macchiato saupoudré de cannelle du Starbucks et une virée au Indigo pour mettre la main sur le dernier livre d’Oprah Winfrey ou de Lena Dunham, entre deux piles de biscuits sablés et de mitaines pour le four.
 
Mais pour s'habiller chez Brandy Melville, il faut d’abord pouvoir entrer dans leur effroyable one size. Des blogues ont abondamment discuté de l’absurdité de ce concept et de manière générale, de l’offre vestimentaire des grandes chaînes, qui contraint les filles ne serait-ce que légèrement enrobées aux boutiques spécialisées rares et chères ou à « ce qui reste dans le présentoir ».
 
Le culte de la maigreur qui sévit massivement (surtout) depuis le début des années 1990 est certes dégueulasse. Mais est-ce que le modèle proposé dans les magazines, publicités, boutiques et autres est LA source de la psychose collective? Celle qui laisse des fillettes de 10 ans s’affamer, et de brillantes universitaires se torturer et se remettre en question à grands coups de cures de jus vert et de hot yoga? J’en doute.  
 
Il est probablement symptomatique. Mais de quoi?
 
C’est qu’au-delà des histoires de poids, au-delà de l’offre vestimentaire contraignante, au-delà de la mode, des angoisses, des débats et des juicers, il y a forcément un capitalisme sans merci qui n’a strictement rien à cirer de vos questionnements existentiels, féministes ou alimentaires.

Mieux encore, à vrai dire, il s’en régale. Des séances de gym. Des smoothies. Des livres de recettes. Des débats Fifty Shades-esques, ou sur l’image de la femme, l’image du corps parfait, l’image des grosses, l’image de l’image telle que vue dans le miroir de l’image. Des coups de fouet et des questionnements qu’on s’impose pour renforcir ce beau modèle et trouver sa place dans la chaîne. Cette place qui est d’abord celle de la fillette à redéfinir au sein de sa propre famille, depuis son enfance.

Pendant ce temps, il collecte. En nous laissant baigner dans cette agréable aliénation, cette illusion de choix infini, de contrôle sur notre image, d’indépendance financière et de féminisme « urban-outfitterisé ». Nous laissant la place qui nous revient, enfin, après quelques diplômes, quelques bourses, quelques stages, quelques boulots pas trop bien payés et quelques relations foireuses qui nous ont appris qu’on valait mieux que ça. Parce que vous le valez bien.
 
« Moi, je m’habille comme je veux. Mon image m’appartient ». Très empowering, après tout.
 


Crédit : tumblr.com

 
Mais la seule chose qui nous « appartienne », parmi tout ça, entre les remontrances paternalistes, les présentoirs, le iPhone, la maternité et le sexe, c’est notre corps. Pas comment on l’habille.
 
Il y a tant de choses extérieures qu’on ne contrôle pas, dans la vie. Tellement d’aléas. Tellement de conditions imposées. Tant de drames et de petites misères. Ça, on le comprend très jeune, alors qu’on sait à peine marcher. Dépourvues de tout sauf… d’amour parental, pour la plupart d’entre nous.
 
Le peu d’options qu’on laisse aux jeunes filles pour qu’elles se réalisent pleinement les contraint bien souvent à exercer leur contrôle sur la seule chose qui leur appartienne : leur petit corps.
 
Contrôler la bouffe, c’est le seul et malheureux moyen qu’ont ces fillettes d’accomplir un truc visible, concret, qui leur appartienne VRAIMENT. Quelque chose qui ne soit pas le besoin de quelqu’un d’autre, une pression imposée, une extension de la névrose de leurs parents. Quelque chose de gratuit, de pas compliqué, qui fonctionne. L’instantané. La réussite. Le top.
 


Crédit : gopixpic.com

En pouvant au moins contrôler ce qui entre dans notre enveloppe, dans notre réceptacle, on peut trouver sa place dans la chaîne. Si on contrôle ce qu’on bouffe, on existe.

La grève de la faim n’est-elle pas un moyen de contestation tout simple et vieux comme le monde?
 
Moins on leur laissera le choix, moins on les écoutera, moins on les outillera, plus elles compenseront. Plus elles auront ce réflexe primaire de réappropriation. L’ultime possession qui ne nécessite aucune possession. La richesse accessible à toutes. Leur petite ascension sociale. En attendant de pouvoir courir les soldes. Elles sont déjà programmées. Elles sont prêtes, sous l'œil bienveillant de Papa et des douillettes valeurs néolibérales.

Après tout, elles se doivent, elles aussi, d’être productives. On les aura ainsi ancrées dans la chaîne, noyées éventuellement dans le pumpkin spice latte, les séances de Pilates, les tutoriels et le oil pulling. Certaines, brillantes et dotées de bons réflexes de survie, le comprennent mieux que d’autres. Tiens, Papa, je ne suis pas une championne. Je n’ai pas d’argent. Je ne peux pas faire ce que je veux, dans la vie, pour l’instant, du moins. Je n’existe pas vraiment. Mais j’ai perdu 5 kilos. C’est ce que je pouvais faire de mieux.

C’est, selon moi, la source de bon nombre de troubles alimentaires. Je ne suis pas médecin, je ne suis pas psy. Simple point de vue « d’anthropologue » qui n’a pas nécessairement tout bon.

Et ça se poursuit. Jeunes adultes, jeunes étudiantes, jeunes mamans, jeunes travailleuses. On prend ce qui passe, ce qui est au rabais et on se purge pour parvenir à y entrer. Il ne s’agit pas uniquement d’une paire de jeans ou d'un jus frais pressé dans un pot Mason. Le père est substitué par la collègue plus douée que nous, le chum narcissique, la fille qui a plus d’abonnés Instagram, les lecteurs de blogues, les autres mamans plus efficaces, les voisins plus riches, l’amie mieux organisée, la sœur plus brillante, le gars qui ne veut pas vraiment de nous, les gens plus heureux. Tout le monde, quoi. One size fits all.
 
Le problème n’est pas, selon moi, un problème de poids, bien qu’il en soit un de taille : il est de nature économique. Il est aussi renforcé par le vide, celui qu’on apprivoise dès la tendre enfance, rien dans les poches, la tête pleine de rêves. Cette impression sournoise d’être au fond et de devoir viser le sommet. De posséder à tout prix. De s’élever au-dessus des nôtres. De lutter comme un poisson qui fraie sans trop savoir jusqu'où il remontera. Par notre besoin de plaire tout en étant dépourvue. D’abord à notre père, bien avant les autres hommes, avant les designers et avant le ou la dernier-ère des vendeurs-euses des Cours Mont-Royal.
 
Par notre besoin d’exister et de consommer de la manière la plus simple et cruelle qui soit : en s’affamant.
 
Vouloir entrer dans ses jeans ou vouloir entrer dans ce modèle, c’est, selon moi, trouver des excuses pour éviter d’y réfléchir.
 
Je suis mince, mais je ne considère pas que « tout ça », que toute cette pacotille concoctée au Bangladesh, dessinée par des designers anonymes sous-payés avec des motifs souvent plagiés et portés par 99 % de « la planète mode » s’adresse à moi. Je n’ai pas à le faire. Je refuse. Je ne réponds tout simplement pas à ça. Et le pire, c’est que j’aime la mode. J’aime les belles choses. J’aime la coquetterie.
 
Mais ce qu’on veut m’enlever… je n’en veux plus. C’est tout. C’est mon moyen pour « survivre à mon corps », à ce qu’il devrait être. C’est mon moyen de contrôle pour me retirer une fois pour toutes de cette chaîne débile dans laquelle je ne trouve pas ma place. Un moyen parmi d’autres pour y réfléchir. Et qui sait, peut-être, pour me trouver un peu plus belle. 
 
Vive l’économie parallèle*. Vive les designers d’ici. Vive la créativité et au diable cette chaîne oppressante qui ne nous laisse pas réellement exister, même si on en croit le contraire. Des groupes comme « Tout le monde est pu capable de son linge » aux nombreuses friperies, en passant par le slow fashion, le troc et les soirées switch & bitch, un peu partout, les filles s’organisent et font à leur manière l’économie de la mode et ce que cette dernière devrait être : un monde qui leur ressemble et dont elles sont les seules décideuses.
 
Acceptons notre corps, oui. Mais commençons par nous demander ce qu’on peut refuser.
 
*Mais payez vos impôts, guys.

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