J’avais 17 ans quand j’ai rencontré le Vieux. C’était en 1998, au deuxième étage pas climatisé d’un cégep de Montréal. Le Vieux? Mon prof de philo.
Je me rappelle encore comment il était habillé la première fois que je l’ai vu. Mocassins de monsieur. Jeans, t-shirt noir. Veston malgré la chaleur. Je me rappelle ses joues un peu rouges. Ses taches de rousseur, que je pouvais presque voir du fond de la classe. Je me rappelle l’avoir trouvé grand et m’être dit qu’il devait faire du tennis, genre. Je me rappelle lui avoir donné 35 ans ; il en avait 42.
Surtout, je me rappelle de son sourire.
Presque rien sur ses lèvres. Juste un petit pli aux commissures. Tout était dans ses yeux. C’est la seule personne que j’ai vue sourire comme ça, c’est les seuls yeux bruns que j’ai remarqués comme ça dans ma vie.
Bien plus tard, j’allais savoir que son sourire, c’est lui : une lumière vive et tremblante derrière un masque de théâtre un peu usé.
Le Vieux m’aimait bien : j’avais de bonnes notes, je riais de ses blagues suaves d’enseignant cool. Je l’ai eu deux fois en philo et je suis partie à l’université. Ça aurait pu en rester là. J’aurais pu le voir une dernière fois à la collation des grades et rire de lui parce qu’il était un peu gorlot. Lui envoyer un ou deux messages, pendant mon diplôme en pédagogie, pour lui poser des questions. Penser à lui fugitivement en embrassant mon chum de l’époque.
Mais le hasard a voulu qu’à la fin de mes études, en 2006, je sois engagée pour enseigner l’anglais à mon ancien cégep, et que mon bureau soit dans la même aile que celui du Vieux. Quand je l’ai revu, quand j’ai vu les rides se creuser au coin de ses yeux, je me suis trouvée niaiseuse de rougir.
Je ne sais plus de quoi on a jasé, la première fois. Je ne sais plus pourquoi on a commencé à faire des jokes de pets et à s’insulter devant les étudiants pour rire. Je ne sais plus ce qui nous a fait passer aux discussions sur ma relation de couple (qui venait de se terminer) et sur la sienne (qui avait des hauts et des bas). Je ne sais plus comment il est devenu la personne au monde devant laquelle je me sentais la plus libre de pleurer.
Je ne sais plus à quel moment on s’est mis à moins parler. À se regarder plus. À avoir envie de se prendre dans nos bras pour pas de raison. De se toucher l’épaule, la main. La taille. D’avoir les yeux de l’autre dans notre champ de vision.
La seule fois où on a couché ensemble, il neigeait. C’était le matin, chez moi. Mon chat est monté sur le lit après.
J’ai voulu croire que j’étais bien.
Mais non.
Quand il est parti, j’ai lavé mes draps.
Mon malaise croissait de minute en minute. Je repensais aux phrases soft-sexu qu’il murmurait, pis qui ont dû arrêter d’être hot en 1987. Aux préliminaires interminables avec ben de la moiteur pis du tassage de mèches. Aux trucs sulfureux dont sa femme ne voulait probablement plus.
J’avais l’impression de m’être trahie. D’avoir trahi la fille de 17 ans du cours de philo. C’était comme si Peggy Olson avait baisé avec Don Draper – sauf que Mad Men n'existait pas.
Après ça, j’ai arrêté de parler au Vieux. Je lui en voulais de correspondre au cliché du dude en andropause. Je m’en voulais, à moi, d’avoir embarqué dans ce cliché-là et, malgré tout, de continuer à voir la petite lueur dans ses yeux, la fragilité dans son sourire. D’avoir envie, encore, qu’il me prenne dans ses bras. De ne pas saisir ce que je voulais, ce que je sentais, pis de m’auto-slut shamer.
Ça m’a pris du temps à comprendre. Ç’a pris la fin de mon contrat et une offre d’emploi ailleurs à Montréal. Ç’a pris le jour où j’ai vidé mon bureau. Toutes les boîtes empilées. Lui qui m’offre de m’aider à les transporter. Qui me regarde, triste. Les yeux comme fissurés. Qui s’approche, qui me serre, longtemps, longtemps. Qui pleure, qui me fait pleurer, qui me fait mouiller sa chemise pis remarquer en même temps son odeur de lessive. Qui m’embrasse sur la bouche comme on embrasse sur le front.
Ç’a pris ce baiser-là, chaste, mais pas vraiment, pour que je vois. Coucher ensemble, c’était juste chercher à concrétiser quelque chose qui ne se concrétise pas. Un amour bizarre et précieux, que je n’arriverai jamais à faire fitter dans quelque case que ce soit. Le genre d’amour qu’on ne déchiffre jamais vraiment.
C’est juste ça. C’est tout ça. Pis c’est beau.
C’est ce que j’ai dit à mon chum quand je lui ai raconté l’histoire, il y a trois ans.
Avez-vous déjà développé un lien weird avec une personne?