Je m’en souviens comme si c’était hier. Quand j’avais… 19 ans, quelque chose comme ça, je parlais avec mon copain du moment. Je venais de lire un livre de philosophie qui m’avait beaucoup intéressée et, fidèle à ma personnalité, j’étais très enthousiaste à l’idée de lui parler des choses intéressantes que j’y avais lues. Quelques minutes après le début de cette conversation, il m’a dit (en ces termes) : « Ta gueule. Tu me fais sentir cave quand tu parles. » Je le faisais sentir « cave », simplement en vertu du fait que je parlais de choses qu’il ne comprenait pas, de choses que j’aimais. J’ai rarement rencontré une déclaration aussi explicite par la suite, mais cela a été la première d’une longue série de preuves qu’il est extrêmement difficile, pour une femme intelligente et ambitieuse, d’être en couple hétérosexuel avec un homme dans cette société patriarcale.
Cette déclaration peut paraître un peu choquante, plusieurs auront probablement envie de dire #NotAllMen, mais j’ai vu l’histoire se répéter trop de fois autour de moi : des femmes ambitieuses et talentueuses connaissent des succès, et aussitôt leurs copains commencent à devenir insécures, comme si les succès de leur partenaire les menaçaient dans leur ego. J’ai l’impression que ces hommes ont tendance à oublier qu’un couple n’est pas un lieu de compétition, mais un partenariat qui devrait permettre à toutes les parties impliquées de s’épanouir. C’était un peu le sens de la remarque de mon ex-copain qui se sentait diminué par le simple fait que je m’intéresse à des sujets philosophiques, comme si mon rôle dans cette relation était de le soutenir dans ses projets et d’être un faire-valoir pour lui, sans plus. Comme si mon rôle était de rester dans l'ombre et le faire sentir valorisé lorsqu'il se compare à moi. Cela n’a rien de si surprenant lorsqu’on réalise que les années cinquante ne sont pas si loin derrière nous, et que le modèle de la femme au foyer soutenant son mari pourvoyeur a encore une influence culturelle aujourd’hui. On ne s’attend pas à ce que les femmes restent à la maison, mais on s’attend à ce qu’elles agissent comme des psychologues, qu’elles soignent les maux de leur « homme », qu’elles fassent des sacrifices pour lui, par amour. Et je ne pense pas que ce soit exagéré de dire cela : combien de fois j’ai vu des amies simplement déménager, souvent très loin de leur famille et de leurs ami.e.s, afin de rejoindre un chum qui n’aurait jamais fait la même chose pour elles, parce que son école, sa carrière, et ainsi de suite? Tout se passe comme si, une blonde, c’est le fun, tant qu’elle ne se met pas à avoir des projets professionnels à elle qui demanderaient des sacrifices personnels de la part de leur chum.
J’ai finalement décidé d’écouter ma passion et de poursuivre des études en philosophie, même si cela menaçait l’ego de mon ex ; nous ne sommes plus ensemble, et c’est parfait comme ça. Cependant, puisque je veux une carrière académique, la réalisation de mes rêves implique beaucoup de déplacements et des déménagements impromptus. Je ne m’attends pas à ce que mon chum me suive, et jamais je ne lui demanderais de faire un tel sacrifice pour moi, mais je garde en moi une certaine amertume lorsque je vois tous ces professeurs masculins, mariés, dont la femme les suit au bout du monde comme si ça allait de soi. Encore à ce jour, la peur que la réalisation de mes rêves entraîne l’échec de mon couple me hante presque tous les jours.