L'actualité des derniers jours est très floue pour moi. J'ai le sentiment d'avoir vu beaucoup de choses passer sans avoir le courage de lire, ou d'en parler, ou d'y réfléchir. Ma cassette est usée, j'ai la colère en cul-de-sac. Mais je suis surtout troublée chaque fois qu'une agression, qu'un viol, qu'un meurtre, qu'une dénonciation vient piquer l'intérêt des médias. J'ai le sentiment qu'il faut repartir de zéro.
Je suis troublée parce que, chaque fois, les discussions sont grugées à débattre de l'existence de la culture du viol, des banalités qui y contribuent, de la définition d'un viol, de l'intégrité morale de la victime. Je suis fatiguée, mais surtout, je suis en tabarnak, parce que pendant qu'on débat à savoir si les viols sont un mythe, une femme sur trois a déjà vécu une agression sexuelle, seulement 5 % d'entre elles se sentiront à l'aise de dénoncer cette agression à la police, et de ce pourcentage minuscule, 3 plaintes sur 1 000 mèneront à une condamnation. Et quand on n'essaie pas de tasser les faits sous le tapis, on redouble d'ardeur pour blâmer la victime et préserver la qualité de vie de l'agresseur.
On a dit des victimes de l'Université Laval qu'elles n'avaient qu'à barrer leurs portes. On a dit de la victime de Gerry Sklavounos qu'elle avait accepté de se faire violer dès le moment où elle a consenti à monter dans sa chambre d'hôtel. On a dit de la victime de Brock Turner qu'elle n'avait qu'à boire moins d'alcool. On a dit des victimes de Jian Ghomeshi qu'elles n'avaient qu'à ne pas flirter. On dit des femmes assassinées par leur conjoint qu'elles n'avaient qu'à se sortir de leur relation plus tôt. On dit des femmes aspergées d'acide qu'elles n'avaient qu'à ne pas se laisser violer. On dit aux femmes de fermer les cuisses. On dit aux femmes de ne pas sortir seule, ou trop tard, ou dans n'importe quel quartier. On dit aux femmes de ne pas parler aux inconnus. On dit aux femmes de sourire plus souvent, mais moins, parce que ça donne l'impression qu'elles flirtent, qu'elles le cherchent, qu'elles le savent, qu'elles doivent s'y attendre. Mais à quoi a-t-elle pensé? C'est ce qu'elle voulait, on le sait. Toutes les mêmes; des menteuses, des manipulatrices, des salopes.
Je vois un fil. Et des numéros. Une ligne qui brille dans le noir, derrière mes paupières. Instinctive, présente. Elle chante presque.
Le tracé qui relie mes parents, et le divorce, et mon père. La cour de justice, l'aliénation parentale, les complots contre ma mère. Elle doit payer. Les femmes nous tiennent par les couilles. Elles ont tout, elles veulent nous ruiner. T'es comme ta mère. Une vache, une folle, une manipulatrice.
Point par point. Ma première relation sexuelle, silencieuse, inconfortable. Puis l'alcool, beaucoup d'alcool, et le sexe, étrange, désespéré, silencieux, toujours. Ma méfiance s'est mutée en dévotion pour un homme que j'ai aimé. Puis la violence psychologique, les violences ordinaires, la peur de l'abandon, la peur de ne jamais mériter mieux que du sexe insatisfaisant ou douloureux. Point par point.
Le fil se déroule encore. Quand je m'ennuie de la seule personne avec qui j'ai été intime, même si ça va mieux, même s'il comprend. Je m'ennuie d'une relation qui m'a blessée parce qu'au moins, je connais ce qui peut me blesser. Le fil reluit dans mon esprit et connecte naturellement la haine des femmes qui m'a bercée aux agressions que j'ai subies, pensant y avoir contribué.
Quand je sors d'une date, angoissée par mes patterns qui reviennent ou la peur de découvrir un désaccord sur le respect des femmes, j'ai envie de retourner d'où je sors. Quand je vois tout ce qui se dit chaque fois qu'une femme dénonce son agresseur, jusqu'à mon propre viol, pas assez violent, j'ai moi aussi envie de croire qu'il vaut mieux que je barre ma porte. Qu'il me faut fuir et compter sur mes doigts mon safe-space de personnes qui ne nieront jamais l'importance de respecter mon intégrité physique et ma valeur en tant que femme.
Parce que la culture du viol, c'est plus qu'un concept choc qu'on réserve aux féministes. C'est plus qu'une discussion de surface, celle qui peine même à admettre que le viol existe. C'est un très long fil qui coupe et qui s'étend dans le vécu de chaque victime, de chaque agresseur, de chaque personne qui doute à voix haute ou qui garde le silence. Un fil qui ne cesse de s'allonger et qui prend toutes ses racines dans la haine des femmes, cette histoire vieille comme le monde.