Quand j’entends les premières notes de (Everything I do) I Do It For You, je suis prise de nausées. Mes épaules se raidissent et tout mon corps se crispe lorsque je reconnais une chanson de Billy Joel. Je me sens faible, vulnérable, misérable. Comme la petite madeleine de Proust, ces mélodies me propulsent vers mon passé. Le goût de mes souvenirs est amer et ma gorge se serre.
Il paraît qu’un premier amour ne s’oublie pas. Ce sera toujours le cas pour moi et je donnerais tout pour pouvoir oublier. J’avais 18 ans quand je l’ai rencontré. Je n’avais aucune expérience avec les hommes et il le savait. Il ne m’intéressait pas et il le savait aussi. Il s'est fait mon ami et, avec insistance, il a fini par me conquérir. Je n’avais pas l’habitude d’être admirée et désirée. J’ai pris sa convoitise et son désir de m’obtenir pour de la passion.
Avec le recul, j’ai compris que l’amour n’a rien à voir avec ça, avec ce désir de contrôle. À l’époque, je n’avais aucune idée de ce qui se mettait en place. Après un peu plus d’un an, nous nous sommes fiancés. « Viens, on va acheter ta bague ». C’est ce qu’il m’a dit, tout bêtement. J’ai choisi, il a payé. Impossible d’être déçue. C’est le summum du romantisme en fait.
Pendant les quatre ans qu’a duré cette relation, je n’ai jamais cessé de me convaincre que tous ses gestes n’étaient motivés que par l’amour. « Everything I do, I do it for you », right? Il me répétait sans cesse que j’étais belle et qu’il m’aimait, puis me parlait ouvertement du plaisir qu’il avait à stalker son ex. À notre troisième rendez-vous, nous nous sommes retrouvés sur la banquette arrière de sa voiture, dans le stationnement du cégep. Après plusieurs minutes de frenchage, il a glissé ses doigts en moi. Le geste m’a surprise. Ça a pincé. Les larmes me sont montées aux yeux. Il m’a regardée, incrédule : « les autres filles, elles, elles aimaient ça pourtant! ».
J’avais toujours l’impression d’être une mauvaise blonde, de ne pas être à la hauteur. J’avais la vague impression qu’il changeait. En fait, ce n’était que le naturel qui revenait au galop. Les projets de mariage et de famille sont vite passés en second plan. La philosophie et ses études à l’étranger étaient tout ce qui comptait. Pas moi. Je m’efforçais d’être une bonne blonde, de faire des compromis, d’exprimer mes sentiments avec une progression logique. Avec un discours rationnel, je pensais avoir une chance d’être entendue. Invariablement, les discussions que je commençais par « je n’apprécie pas que tu empoignes ma poitrine en public… » se terminaient par «… tu as raison, je suis désolée d’être si idiote ».
Je pleurais sans arrêt. C’était épouvantable de ne pas être à la hauteur. Je me rattrapais en lui offrant des billets de spectacle pour une occasion spéciale. En route vers le métro, je remarquais qu’il avait emporté un parapluie : « T’es tellement conne, pourquoi il faut tout le temps que tu state the obvious! » J’étais devenue une ombre, un corps épuisé par les conflits. La dernière année, j’ai souffert d’une dépression sévère. Son appui se résumait à abuser de mon corps et à jouer dans ma tête. « La dépression, c’est pas une vraie maladie anyway ».
Tout était de ma faute. J’étais désolée. Désolée d’argumenter, de ressentir, de le provoquer. Désolée d’exister.
J’écris ces lignes quatre ans plus tard, encore fissurée de partout. Jusqu'à récemment, j’aurais tout donné pour avoir des ecchymoses à montrer. Pour justifier ma souffrance. Pour qu’on me croie. Aujourd’hui, je choisis plutôt de partager mon histoire avec vous parce que ça peut arriver à N’IMPORTE QUI, parce que VOUS N’ÊTES PAS SEULES, mais surtout parce qu’on peut y survivre.