Les seuls détails qui me restent de cette nuit-là sont un casse-tête qui ne sera jamais complet. C’est quand même plus facile à oublier. C’était une belle journée d’espoir : j’étais en voyage, c’était l’été et je venais de rencontrer une paire de nouvelles amies à mon auberge de jeunesse, qui m’auguraient que la nuit allait être folle. On s’était retrouvées comme par hasard, trois Canadiennes le jour de la fête du Canada, toutes les trois dans la même chambre qui sentait le chlore de la piscine. J’avais l’impression de les connaître depuis toujours et même si j’ai l’âme aventureuse, j’étais contente d’avoir un peu répit de mon voyage en solo. Nos plans pour la soirée étaient assez flous, mais une chose était certaine : la soirée serait bien arrosée.
Je n’avais pas beaucoup bu en voyageant seule, beaucoup par économie, mais un peu par précaution et elles revenaient d’une excursion tropicale. Le timing et l’envie se mariaient ce soir-là et nous étions déterminées à passer une belle soirée, quitte à cacher nos provisions d’alcool sous nos matelas lors de l’inspection quotidienne par un employé du bar de l’auberge.
Je me trouve quand même chanceuse. Je me souviens de ma robe rouge qui s’agençait avec ma peau rouge-homard, de mon bronzer qui, par je ne sais quel miracle, avait survécu de multiples vols et rides d’autobus, de mes cheveux qui sentaient le Herbal Essences format voyage trouvé dans des douches d’un arrêt quelconque. La soirée allait être mémorable.
C’est avec des filles de Grande-Bretagne que nous avons commencé à trinquer dans notre chambre. Elles nous ont montré un jeu auquel je perdais sans cesse et je me suis retrouvée à boire plus qu’à mon habitude. Le vin cheap nous donnait des ailes; une envie forte d’aller nager dans la piscine ou dans la mer nous a soudain habitées. La piscine étant fermée et la mer étant pleine de requins, nous avons finalement décidé d’aller danser au bar-club de la place. Je ne me souviens plus du moment où j’ai perdu mes amies.
Quelque part au milieu d’un slow avec un Français heureux de pouvoir communiquer dans sa langue maternelle, j’ai perdu le fil et il ne me reste que des morceaux de casse-tête. Mon nouvel ami qui me tend un verre de trop que j’accepte, mes jambes qui flanchent comme une gazelle qui vient de naître lorsque j’essaie de marcher, le Français qui me porte dans ses bras vers ma chambre puis les néons blancs de la salle de bain pendant qu’il me couche dans la douche. J’essaie de parler, de lui dire que je veux partir, qu’il me montre où se trouve ma chambre, mais je bute sur les mots. Je crois que je n’émets qu’un grognement. Il défait son pantalon, lève ma robe et me viole. Je me retrouve par la suite dans ma chambre avec mes deux amies. Le lendemain matin, elles ont les yeux inquiets. Elles me disent m’avoir retrouvée avec deux gars qui me traînaient hors de la salle des douches.
Je ne sais pas exactement par combien de personnes j'ai été agressée ni le temps que ça a duré. Je ne sais pas à quel point j'étais humiliée ou si j'étais complètement sans connaissance. Je me souviens seulement de ma honte au déjeuner le lendemain matin, d’un groupe de Françaises qui semblent me crier « salope » avec leurs yeux. Elles sont accompagnées d’un groupe de garçons qui me regardent le sourire aux lèvres. Je fais mes bagages et achète un billet hâtif pour me sortir de là. J’ai envie de prendre la douche la plus longue du monde, mais j’ai peur d’y croiser des gens. Je jette ma robe.
Finalement, je n’ai pas vécu le regard des autres plus longtemps qu’un matin. Je suis restée anonyme dans ma douleur et j’ai longtemps cru que suite à mon comportement risqué, je l’avais mérité; une sorte de conséquence de mon manque de jugement et mon intoxication. Avec les années, les confidences d’amies et d'autres femmes, avec la campagne #AgressionNonDénoncée, j’ai enfin compris que parmi les morceaux de casse-tête qu’il me reste, la honte devait changer de camp.