J’étais en deuxième année. Je sortais des victuailles de ma boîte à lunch Godzilla quand ma prof a pincé mon gâteau Vachon du bout des doigts.
« C’est ton père qui a fait ton lunch? »
À l’époque, j’étais ben fière de dire oui. J’ai réalisé plus tard tout ce que ça impliquait de sous-entendu sur les qualités de parent de mon père, sur sa volonté de me faire un lunch, et surtout, sur sa manière de dépenser son argent à l’épicerie.
Très jeune, je suis devenue amie avec les gâteaux McCain, le Kraft Diner et les Oreo. Chez mon père, on buvait du Coke comme de l’eau. Nous nous sentions gâtés, tout le temps. Et ça ne coûtait pas cher.
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J’ai entraîné mon estomac à survivre à tout. Parce qu’il ne fallait rien jeter de mon assiette immense de spaghetti no5. Pas même la grosse branche de brocoli longue comme mon bras, que mon père nous rajoutait pour qu’on n’attrape pas le cancer.
J’ai entraîné mon mental, aussi. À combler le manque de nourriture par des aliments qui remplissent vite. Manger du pain jusqu’à ne plus sentir la faim. Hiérarchiser la valeur des aliments par leur poids dans mon estomac. Chercher le plus gros pour moins cher au restaurant, toujours.
J’ai entraîné mes papilles gustatives à aimer les extrêmes. Combler les envies de sucre rapidement. Apaiser les envies de salé avec n’importe quoi. Parce que les rages alimentaires sont des besoins à noyer et parce que les goûts subtils me font perdre mon temps.
Dur de trouver l’équilibre entre le besoin et l’envie quand manger devient une activité émotionnelle, la permission d’un abus. Quand enfiler les rounds de desserts est justifié parce que la journée a été bonne ou mauvaise ou parce que le frigo est enfin plein. Comment savoir par où commencer quand il y a la crème glacée, les biscuits, les confitures, le chocolat?
C’est simple, il faut prendre de tout.
Les fruits me font encore angoisser. Ils sont chers et ne remplissent pas beaucoup et en plus, ils sont périssables. Parce qu’avant même que je m’en rende compte, mes fraises pourrissent et mes raisins deviennent mous. Je préfère de loin le confort d’une boîte qui va attendre patiemment d’être mangée. Je n’ai jamais eu à pleurer la perte d’une canne de petits pois.
Gérer un frigo, ça s’apprend, tout comme cuisiner. Mais le plus dur à désapprendre de son milieu familial, c’est sa manière de percevoir la nourriture. Parce que dans un monde où le Coke est moins cher que le lait, les aliments frais sont un investissement qui n’est pas viable pour ceux qui voient la nourriture comme de la survivance. Pire même : C’est une dose d’amour-propre qui n’est bonne que pour les autres.
À l’orée de ma vie d’adulte, j’essaie de me remettre de mon enfance, des choses malsaines que j’ai assimilées. Alors j’essaie de me conditionner à aimer la nourriture sainement. J’essaie de philosopher sur le contenu de mes soupers et de leur prix à l'épicerie. De donner des visages gentils à la nourriture périssable que je mets dans mon frigo. Pas pour calmer le mépris des autres.
Mais pour réussir, encore une fois, à m’affranchir des choses qui m’empêchent d’avancer.